« Les quatre Pink Floyd, quand ils jouent, ressemblent oui, à quatre ingénieurs qui essayent et tripotent des machines compliquées. Ils touchent un bouton, baissent une manette, pincent avec application et sans enthousiasme une corde […] pour nous faire écouter une électricité ». Depuis ma lecture de « Rose Poussière » de Jean Jacques Schul, j’ai toujours été fasciné par ce passage sur les Pink Floyd où l’auteur :
Dépersonnalise les individus (« les groupes anglais sont surtout des groupes, ils ne sont musiciens qu’accessoirement »)
Met en exergue la dimension artisanale, manuelle, mécanique nécessaire à la production musicale
Donne une corporalité à la musique.
Et ces 3 clés sont, à mon sens, nécessaires mais suffisantes afin de rentrer dans Muuntautuja, le dernier Oranssi Pazuzu en date. Depuis Valonielu, c’est-à-dire, un peu plus de 10 ans, l’entité finlandaise consolide sa notoriété tout en rendant, en parallèle, son art plus abstrait, et, conséquemment, moins accessible théoriquement. Et cette espèce de mouvement à rebours de la plupart des carrières m’a toujours, à titre personnel, fasciné. En 2016, Värähtelijä pouvait être perçu comme une espèce de carrefour où les riffs et les structures black metal commençaient à se diluer dans des rythmiques hypnotiques provenant majoritairement du krautrock. En 2020, le travail sur les claviers s’est poursuivi avec Mestarin kynsi et la notamment très électronique « Kuulen ääniä maan alta ». Lors des shows, le groupe avait tendance à rallonger ses titres en jammant, en mettant en place des boucles de synthétiseurs à partir desquelles ils sculptaient un paysage sonore à grand renforts de larsens et de stroboscopes. Ainsi, aussi déroutant puisse apparaître Muuntautuja lors de la première écoute, il n’est que le prolongement de ces explorations qui sont au cœur des préoccupations artistiques de nos protagonistes depuis une décennie.
Dans le dossier de presse, les Finlandais citent comme influences principales pour le dernier effort Portishead, NIN, Death Grips, My Bloody Valentine. Aucun groupe de black metal mentionné à l’exception de Beherit. Et en effet, force est de constater que les éléments formels que l’on retrouve habituellement dans le black metal sont quasi tous absents en 2024. Peu de blasts, quasiment aucun riff, seul le chant saturé constant fait le lien avec le metal extrême dont est originaire Oranssi. En revanche, on retrouve effectivement un rapport quasi organique au son. Le groupe parle de son album comme d’un objet en trois dimensions et a comparé la composition de celui-ci à une sculpture. Difficile de ne pas constater en effet cette approche quasi physique. Les titres attirent l’auditeur, l’enveloppent, le repoussent, l’écartèlent. Les ambiances et les couleurs se succèdent et se recomposent comme au sein d’un kaléidoscope. Malgré sa dimension abstraite, l’approche très viscérale du groupe, la volonté de proposer un contenu immersif qui se ressent plus qu’il ne se pense est extrêmement appréciable. A l’inverse d’un Blood Incantation, il ne s’agit pas de mettre en valeur une forme de virtuosité mais de précipiter le public dans des marées sonores où l’homme n’a pas sa place.
Prolongement logique de la démarche artistique initiée par Oranssi Pazuzu depuis quelques années, Muuntautuja n’est pas un album fait pour tout le monde. Les fans de la première heure déploreront peut-être la trop grande abstraction du propos. Cependant, si vous décidez de vous y livrer sans espérer ni réfléchir, vous effectuerez un voyage singulier d’une quarantaine de minutes où l’homme n’a pas sa place mais où la noirceur est parcimonieusement traversée par quelques éclats de lumière. Un très grand disque par un très grand groupe.
Tracklist :
01. Bioalkemisti
02. Muuntautuja
03. Voitelu
04. Hautatuuli
05. Valotus
06. Ikikäärme
07. Vierivä Usva