Thy Catafalque @ Colmar
Le Grillen - Colmar
"On est tous le boomer de quelqu'un d'autre."
« Il ne faut jamais dire jamais, mais je ne suis pas intéressé par ça pour le moment. […] nous aurons besoin de musiciens supplémentaires, de temps et d'argent supplémentaire en plus de nos vies et de nos boulots quotidiens. C'est juste trop de tracas ». Voilà ce que me disait Tamás Kátai en interview en 2011, à l’époque de la sortie de son cinquième album Rengeteg, quand je lui demandais s’il pensait que Thy Catafalque se produirait un jour en Live. Alors certes, on parlait à l’époque d’un one-man band tenu par un hongrois résidant en Ecosse, loin de ses amis musiciens. Mais pendant longtemps, voir Thy Catafalque sur scène semblait, logiquement et pour plein de raisons, être un doux rêve. Mais les planètes ont fini par s’aligner. Déjà de par le retour de Tamás Kátai dans son pays d’origine, ensuite par la mise en forme d’un collectif pour pouvoir, finalement, interpréter en Live ces morceaux de metal avant-gardiste. Tamás avait donc vu juste : il ne fallait jamais dire jamais, musiciens temps et argent ont été trouvés, et Thy Catafalque a fini par prendre vie sur scène - suivant la sortie de Vadak, 10 ans et cinq albums après Rengeteg - en août 2021 au festival Fekete Zaj.
Alors bien sûr, les concerts de Thy Catafalque restaient en l’état faits pour être relativement sporadiques, entre dates cantonnées en Hongrie ou apparitions lors de festivals d’été. Mais après avoir bâti un line-up stable pour le Live, Thy Catafalque a fini par prendre la décision d’aller battre le pavé en Europe. Une tournée a donc été annoncée pour mars-avril 2024, avec tout d’abord des dates en Allemagne et au Pays-Bas, notablement. J’ai hésité à pousser jusqu’à Oberhausen mais ça faisait tout de même une sacrée trotte, avec une disponibilité personnelle incertaine… donc je devais sécher mes larmes, même si ça n’a jamais été aussi près de chez moi. Mon sang n’a alors fait qu’un tour lorsque quelques jours plus tard, le groupe annoncera compléter sa tournée avec une date… en France, la première (et unique), et qui plus est, pas « trop » loin de chez moi, à Colmar. C’est donc, presque « déjà », la bonne. Je dois m’organiser pour faire 340 bornes aller-retour entre deux journées de travail mais non, il ne fallait pas rater ça, surtout que Thy Catafalque est dans mon Top 3 et pas troisième. Le temps de faire un peu de tourisme entre maisons à colombages, winstubs et boutiques à peluches de cigognes, et on se pose au Grillen en attendant l’arrivée sur scène de ce qui est la légende absolue du metal d’avant-garde, découverte il y a plus de 15 ans…
Gravel Grower
Comme toute date de province qui se respecte, nous aurons droit alors que l’impatience grandit déjà à une ouverture, et ce sont les locaux (alsaciens, de Strasbourg) de Gravel Grower qui s’y collent. Le quatuor est présenté comme faisant du stoner doom et il n’y aura pas tromperie sur la marchandise. Car dès le départ, on est déjà un peu dans un univers de doooooooom over Colmar. Un doom pesant, bien lent, bien gras, bien écrasant, aux vocaux plutôt sporadiques (ceux du bassiste hurlés et possédés, ceux du guitariste plus clairs dans un esprit doom trad). Trois morceaux pour une grosse demi-heure, c’est donc du lourd. Mais si en apparence Gravel Grower - qui existe depuis 2018 et a un album tout chaud, Breach, à son actif - fait du doom assez scolaire, son set montre néanmoins qu’il semble avoir plusieurs cordes à son arc. Si le premier morceau faisait montre d’un stoner/doom classique et très enfumé, le deuxième commence à faire apparaître quelques passages plus complexes et étranges, lorgnant presque vers du Neurosis ; tandis que le troisième, avec du clavier plus lugubre et un chant de damné, ferait presque penser à du Triptykon. Vous l’aurez compris, on est pas forcément dans le domaine d’un stoner qui fait juste de l’humour à base de feuilles de chanvre. Je ne suis absolument pas calé dans ce genre de doom mais Gravel Grower semble prometteur et intéressant à suivre. Cela aura doucement échauffé les cervicales du public qui sera finalement présent en nombre au Grillen malgré le côté très « nichesque » de l’affiche, à mon étonnement certain et ce qui montre aussi que Thy Catafalque est populaire…
The Answer Lies In The Black Void
Mais en attendant que la légende hongroise prenne place sur scène, nous aurons droit au set de The Answer Lies In The Black Void, qui tourne avec eux en ce printemps 2024 et qui est tout simplement le groupe de Martina Horváth, chanteuse pour Thy Catafalque depuis Geometria et qui forme ce combo avec le néerlandais Jason Köhnen (Bong-Ra, Celestial Season, Orphanage…) ici bassiste et dont la longueur des dreadlocks ferait frémir le chanteur de Shadows Fall. Et pour le coup, nous serons encore dans un registre doom, dooooooom même. Mais pas enfumé pour un sou, beaucoup plus introspectif. S.A.D.E. vous avait parlé de leur premier album Forlorn (2021), pour ma part je n’avais pas vraiment accroché à ce que j’avais entendu en studio donc ce sera presque une découverte me concernant. Le metal de The Answer Lies In The Black Void est tout de même assez dépouillé, et il faut bien avouer que sur scène cela a un peu de mal à décoller et accrocher, surtout que les premiers morceaux sont assez sombres. TALITBV devient un peu plus entraînant quand les mélodies se mettent en avant où que les compos deviennent plus expérimentales, mais ce n’est pas une musique forcément dynamique, il faut essayer de se laisser porter, surtout que j’ai l’impression que la sonorisation ne laissait pas vraiment transparaître certains effets dans le mix. Toutefois, il y a une chose qui permet de s’immerger pleinement dans le set : la prestation de Martina Horváth. La chanteuse excelle déjà dans son chant tout en retenue assez envoûtant, mais dispose en plus d’un magnétisme certain, habitée par sa performance notamment lorsqu’elle passe de longs moments à chanter un genou à terre, les yeux fermés. Une plus-value pour une musique très posée et introspective qui s’apprécie davantage sur disque dans les bonnes conditions qu’en Live en introduction à un groupe qui sera autrement plus dynamique, à mon humble avis...
Thy Catafalque
C’est avec une certaine impatience et le rythme cardiaque qui monte que j’attends donc l’arrivée sur scène de Thy Catafalque, chose totalement impensable il y a encore quelques courtes années. Comment l’art avant-gardiste parfois si complexe du projet hongrois va passer sur scène ? Avec l’album Live Mezolit où encore quelques prestations captées ici et là, on savait tout de même à quoi s’attendre. On savait aussi que depuis Rengeteg (voire même Róka Hasa Rádió), Thy Catafalque avait quelques morceaux au format « single » dans son répertoire qui devraient largement faire l’affaire pour un concert d’un groupe de metal. « Metal » sera donc le mot pour ce set inespéré de Thy Catafalque, dynamique du début à la fin et assez incroyable en soi. Après l’intro sur « Szíriusz », le groupe envoie donc direct la sauce avec… heu, il a fallu reconnaître le morceau dans ce départ au mix brouillon comme tout bon concert de metal extrême, mais c’était bien la baffe d’emblée de « Szamojéd freskó ». Thy Catafalque, sur scène, ne fait pas les choses à moitié avec une énergie insoupçonnée.
Tamás Kátai, ici bassiste, donnera de sa personne et de litres de sueur et se posera comme le parfait musicien metalleux hyper motivé sur scène, ce qui sera particulièrement surprenant, plaisant et entraînant. On découvre aussi directement l’autre personnage qu’est Bálint Bokodi, vocaliste « harsh » attitré, qui a lui aussi la présence nécessaire d’un chanteur de metal et impressionnera toute l’assistance, de par son dynamisme également mais aussi de par ses vocaux maîtrisés et même archi efficaces, que ce soit en growls lourds, en cris déchaînés et même en vocaux plus clairs (pour « Mezolit » plus tard). Mais alors que le groupe enchaîne sur « Töltés », les autres éléments attendus se mettent déjà en place, à savoir le duo de chanteuses Martina Horváth - Ivett Dudás. Les deux vocalistes sont en harmonie parfaite et complètent le tableau attendu de l’art de Thy Catafalque, à la fois efficace et envoûtant. Ce morceau a même un rendu plus riche sur scène depuis que le groupe a ajouté quelques effets de guitare et de basse et inutile de dire que immersion et admiration sont déjà totales. Alors quand en plus le groupe embraye sur « Napút », un de ses morceaux les plus accrocheurs sur disque (Naiv), le bonheur est déjà total. Thy Catafalque sur scène, c’est juste incroyablement entraînant et magique.
Thy Catafalque met alors l’accent sur les pistes les plus courtes et rythmées de sa discographie, et on se dit que le projet avait déjà eu la science de pondre quelques bangers qui passent crème comme tubes de scène, alors même que les retranscrire sur les planches n’était absolument pas prévu, ce qui rend la performance encore plus incroyable. Des « Köd utánam » (avec la première apparition de l’autre chanteur clair Gábor Dudás, lui aussi très en voix), « Kel keleti szél » ou « Trilobita » sont donc de grosses tueries, notamment « Kel keleti szél » avec le public qui s’exerce au karaoké en hongrois. Et les morceaux plus récents au même format (« Szarvas » - qui se finira dans un joyeux foutoir avec les quatre vocalistes en même temps ! -, le très lourd « A csend hegyei », « Néma vermek ») ne sont pas en reste. Et que dire de l’enchaînement absolument indécent qu’était « Jura » - « Csillagkohó », car oui même un groupe pourtant raffiné et expérimental comme Thy Catafalque peut vous faire abandonner quelques cervicales, définitivement sur cette grosse mandale qu’est la version courte de « Csillagkohó » - morceau plus ancien joué ici mais qui n’était pas une surprise car il avait déjà été interprété à Budapest - avec même Ivett Dudás qui viendra s’essayer au chant extrême sur un final explosif !
C’est dit, sur scène, Thy Catafalque est vraiment un groupe de metal et il sait se montrer particulièrement remuant - on ne sera pas allés jusqu’aux pogos, tout de même. Mais c’est aussi un groupe en soi très feutré, et quelques morceaux feront office de respirations bienvenues : « Mezolit », l’inattendu « Vonatút az éjszakában » de Meta, ou encore « Sirály » (avec un Tamás Kátai très en vue sur les passages épiques) et « Embersólyom » qui mettront encore en valeur le combo de chanteuses avec leur charme envoûtant. « Móló », seul morceau relativement « long » de la discographie de Thy Catafalque interprété ce soir, fera office de splendide conclusion, avec une dernière rasade de compos efficaces et d’écarts de voix de Bálint Bokodi (qui manquera même de se vautrer dans le public), avant son final plus électronique qui fera office d’outro pendant que l’ensemble des musiciens et chanteurs (au nombre de huit en tout quand même) viendra faire sa révérence au public très enthousiaste tout du long. Un final électronique aux sonorités très émotionnelles qui me ferait presque verser une larme…
Une larme parce que c’était beau et incroyablement énergique, mais aussi une larme parce que c’est fini, qu’il va falloir revenir à la vraie vie après ce concert avant-gardiste donc forcément hors du temps. C’est le genre de concert dont on voudrait qu’il ne se finisse jamais, littéralement. D’autant que quand on regarde le répertoire du projet hongrois - et malgré le fait qu’il ait balancé 16 morceaux ce soir ! - on se dit qu’il y a encore une sacrée marge pour garnir la setlist sans perdre en efficacité, c’est presque impensable qu’un groupe ait un tel bagage alors qu’il n’était pas prévu pour performer Live (après c’est vrai qu’il en est à 11 albums aussi…). Outre les morceaux déjà interprétés sur scène que ce soit pour le Live Mezolit ou par ailleurs et absents ce soir (« Esőlámpás », « A Bolyongás Ideje », « Kék Ingem Lobogó », « Fekete Mezők », « Piros-Sárga »), on se dit que Tamás Kátai aurait pu piocher parmi les « Őszi varázslók », « Minden test fű », « 10⁻²⁰ Ångström », « Sárember », « Balra a Nap », « Szélvész »… pour les morceaux plus courts qui seraient envisageables pour être passés sur scène avec la configuration « metal » actuelle, sans compter d’autres pistes plus longues peut-être adaptables (« Bolygó, bolyongó », « Az ősanya szól ivadékaihoz », « Szervetlen », « Hajnali csillag », « Alföld »…) - et c’est aussi les 20 ans de Tűnő Idő Tárlat, je dis ça je dis rien. Encore plus surprenant, seuls deux morceaux du dernier album Alföld ont été joués (les deux singles), album pourtant assumé plus metal qui réservait par exemple des « Testen túl », « A földdel egyenlő » ou autre « A felkelő hold országa » semblant adaptés à la scène ; Thy Catafalque étant décidemment hors des codes...
Mais il n’y a pas lieu d’avoir de regrets, on a déjà eu une heure et quart avec des musiciens presque sur les rotules - bon allez j’ai juste un regret sur les lights psyché qui ornaient certains concerts locaux absentes ici (alors que The Answer Lies In The Black Void diffusait des vidéos), ou encore un son parfois un peu trop chaotique mais je m’étais mis au deuxième rang aussi… Thy Catafalque est venu en France, il fallait en être quitte à avaler de sacrés kilomètres et rogner sur une nuit de sommeil en semaine, mais déjà c’était cette référence absolue qu’est Thy Catafalque et surtout, sur scène, bah c’est énorme. Energique, entraînant, envoûtant, un vrai concert de metal pour un groupe pourtant inclassable par beaucoup, et qui a donc une grande plus-value, en plus d’une bonne humeur et d’un côté très positif. Il ne me reste plus qu’à remercier Tamás et sa troupe de talent (je n’ai rien dit sur les guitaristes et le batteur, qui retranscrivent à la perfection les morceaux), déjà pour sa discographie florissante même si je le fais à chaque chronique, mais surtout pour être venus jusqu’en France et en plus pour proposer une soirée inoubliable et d’une efficacité rare. 15 ans après sa glorieuse découverte, quelques années après que la possibilité d’assister à un Live commence à s’envisager, le doux rêve s’est réalisé, j’ai assisté à un concert de Thy Catafalque et putain, c’était monstrueux.
Setlist :
Szíriusz
Szamojéd freskó
Töltés
Napút
Szarvas
Mezolit
Köd utánam
Vonatút az éjszakában
Kel keleti szél
Trilobita
Sirály
A csend hegyei
Jura
Csillagkohó
Embersólyom
Néma vermek
Móló