Masha "Scream" Arkhipova (Arkona)
Masha
L'autre belge de la rédac'. Passé par Spirit of Metal et Shoot Me Again.
Quand Napalm Records nous a proposé d'interviewer Masha "Scream" Arkhipova, chanteuse du célèbre groupe russe Arkona, j'ai spontanément sauté sur l'occasion. Difficile de passer à côté de l'opportunité de parler à la tête pensante d'un de mes groupes favoris, dont l'album Khram avait marqué mon année 2018, cinq ans plus tard et alors que Yob', son très sombre et progressif successeur, sortira très bientôt (le 16 juin).
Puis, la réflexion inévitable : peut-on interviewer un groupe russe, en 2023, pour parler musique, art, mais aussi philosophie ? À l'heure où les joueuses ukrainiennes envoient un message fort sur "nos" courts de Roland Garros en ne serrant pas la main de leurs adversaires russes, peut-on, nous, serrer symboliquement la main d'Arkona ? Étant personnellement lié de près à la Russie, j'ai pu ressentir cette situation de bien plus près que la plupart des lecteurs et une conclusion est évidente : il n'y a pas de bonne réponse. Ceux qui se refusent à dialoguer ont leurs raisons, légitimes ou pas ; ceux qui comme nous ont décidé de le faire et passent outre le font en âme et conscience.
Horns Up a donc décidé de discuter, d'humain à humain. "Le" sujet n'a pas été évité dans nos questions, et est perceptible en filigrane ; du reste, il n'est ici pas question d'une interview polémique, mais bien musicale. Et Masha avait des choses à dire...
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Bonjour Masha. Tout d'abord, je voudrais te demander comment tu as vécu ces derniers mois, cette dernière année. Tu avais publié un communiqué sur les réseaux sociaux, disant que tu te sentais « obligée » de le faire, et c'était assez évident que la situation (la guerre en Ukraine, nda) te pesait ; aujourd'hui, des mois plus tard, peux-tu nous dire comment tu te sens ?
Bonjour ! Tout d'abord, j'aimerais clarifier quelques points à propos de ce « communiqué » (que nous intégrons plus bas, nda) : j'ai fait ça non pas parce que je me sentais obligée vis-à-vis de qui que ce soit. Je ne dois rien à personne et ne me justifierai jamais auprès de qui que ce soit à l'exception des gens que j'aime, auprès de qui je me sens redevable. Mon communiqué était une réaction à diverses attitudes négatives du public, qui a littéralement noyé notre page Facebook de questions ouvertement provocantes.
De nos jours, il existe une campagne de haine mutuelle, nourrie par des individus de bords politiques divers, et cette haine a grandi pour des raisons compréhensibles récemment. Il ne faut pas être grand clerc pour le comprendre. La planète toute entière vit dans cet enfer permanent, la société est extrêmement divisée. Mais je tiens à préciser une chose : en tant que personne, je me suis toujours considérée comme anti-sociale, je ne me suis jamais sentie comme faisant partie d'une société quelle qu'elle soit. Chaque forme de société m'a toujours rejetée, s'est opposée à mes intérêts, mes vues, mes pensées et ma philosophie de manière générale. J'essaie de vivre selon mes propres lois, je suis ma morale personnelle, différente des critères de la société. Cela signifie aussi que je rejette toute manifestation de violence ou d'agression, et que la coercition ne me pousse pas à prendre une position ; je suis mon propre patron, je décide ce que je fais, quand et comment je le fais. L'opinion des gens m'importe peu, ce sont des cris vides de sens, et toute tentative de me déstabiliser moi ou mon groupe est vouée à l'échec, comme jeter une pierre dans le vide.
Pour le reste...je dirais que tôt ou tard, chacun s'adapte à toute situation. Les gens apprennent à vivre avec ce qui les entoure à un moment donné. Ils s'adaptent à la guerre, aux roquettes dans leur jardin, à la destruction de leurs maisons, à la perte des gens qu'ils aiment, aux batailles sanguinaires comme à la mort de leurs proches, que ce soit dû à la vieillesse, un accident de voiture, des catastrophes naturelles... Il y a deux façons de s'y adapter. En courbant l'échine devant la situation, quand il ne reste plus qu'à abandonner et vivre humblement en attendant ce qui arrivera après ; ou en tentant de bouger, de résister et s'opposer à la situation ; j'ai choisi cette dernière voie.
Cinq ans séparent Khram de Kob', c'est de loin le plus long intervalle entre deux albums d'Arkona. Même sans la situation en Ukraine, cela aurait été plutôt long ; quelle était la raison de cette longue phase de composition ? Kob' était-il un album particulièrement difficile à écrire ?
Les circonstances ont été ce qu'elles ont été. Nous ne faisons rien de manière calculée, nous ne nous concentrons pas sur le timing et donnons à la créativité le temps nécessaire. J'ai commencé à écrire les morceaux de cet album en 2018, et n'ai fini de l'écrire qu'en 2022. Durant cette période, le processus créatif a dépendu uniquement d'événements extérieurs, de comment certaines situations se sont développées, et de là s'est forgé le concept de l'album.
Je pense qu'il ne faut pas précipiter le processus créatif, il faut le laisser éclater librement sans se concentrer sur le temps que ça prend, car l'inspiration sincère ne peut pas dépendre de facteurs matériels. Ca vient spontanément, parfois par surprise, et c'est cette énergie spontanée qui, accompagnée d'un long et douloureux travail, finit par prendre corps.
Le thème de l'album semble encore plus sombre que d'habitude, et également plus personnel, comme une plongée dans tes réflexions. Peux-tu nous en parler un peu ?
C'est en quelque sorte une immersion dans mes pensées concernant les problèmes de l'humanité, divers événements qui ont perturbé nos consciences ces dernières décennies. Dans les textes, j'ai présenté chaque morceau comme un pas différent dans l'abîme. Il y en a 6 au total : déterrer l'ancien dieu sombre, le mal primordial, de sa tombe ; la mort spirituelle et la dégénérescence de l'humanité ; la catastrophe écologique ; la peste et la maladie et, dernière étape de l'humanité descendant dans l'abîme, la guerre et la catastrophe nucléaire. Enfin, l'annihilation et la purification dans la mort.
De ce que j'ai pu en comprendre, une chanson comme « Ugasaya » mentionne la renaissance vers un nouveau monde. C'est une chanson presque... optimiste, la vie nouvelle après la destruction ?
La destruction et l'effondrement ont toujours été le début et la naissance de quelque chose de neuf, plus léger et pur. Parfois, il faut détruire pour créer, c'est l'interaction constante entre la lumière et les ténèbres, la création et la destruction. Ma philosophie s'inspire de celle du penseur Robert Fludd, qui considère que l'ombre et la lumière sont les deux côtés d'un même tout, qui effectue des cycles, l'un l'emportant sur l'autre selon les périodes. Il se peut qu'après l'extermination totale de l'humanité, la vie se présente sous une autre forme, une autre incarnation... Nous n'en saurons rien, car nous ne vivrons que cette vie.
« Kob' » est un mot qui peut avoir plusieurs significations en russe ancien et en langue slave. Cela peut signifier « prophétie », « être maléfique », « ornithomancie »... Quel est le sens de ce mot, et donc du titre de l'album ?
Prophétie, divination sont les sens corrects du mot « Kob' » dans ce cas. C'est le fil rouge de tout l'album, l'humanité suivant ce fil et s'enfonçant vers l'abîme. Chaque morceau de cet album est basé sur un « sort », un mantra que je répète pour lier les titres entre eux, chaque titre étant une descente un peu plus bas dans les ténèbres.
Arkona a toujours offert ces thèmes très sombres et sérieux, moins « légers » que d'autres groupes de pagan ou de folk. Depuis 3 albums, les chansons à danser ne sont plus au programme. C'est quelque chose qui ne t'intéresse plus ?
On ne sait jamais comment mon travail de composition prendra forme à l'avenir. Je fais ce que mes démons intérieurs me dictent, et ils sont imprévisibles (rires). Aujourd'hui c'est une chose, demain une autre... cela ne dépend de rien de particulier. Ca arrive spontanément, voilà tout. Certains thèmes me viennent, j'enregistre. Mon état d'esprit général, probablement, se manifeste dans le résultat actuel...
Tu n'as pas la sensation que ces morceaux, ceux de Khram, Yav et Kob', feront un contraste trop fort avec de vieux titres comme « Yarilo » ? Ou est-ce que ces 2 facettes d'Arkona te sont chères ?
Nous y pensons souvent. Sans aucun doute, chaque période de notre carrière est importante en live, et je dirais qu'Arkona est intéressant parce qu'il peut offrir cette variété, chacun peut entendre les titres qu'il préfère de chaque ère dans notre carrière. D'un autre côté, bien sûr, nous essayons de composer notre setlist avec des titres correspondant à l'audience, au contexte, à la tournée en cours. Si les autres groupes du festival ou de la tournée sont plutôt orientés folk, nous privilégierions ça sur notre setlist ; pour des festivals plus extrêmes ou des tournées avec ce genre de groupes, notre setlist sera plus sombre, lourde.
Vous avez tourné avec des groupes comme Korpiklaani, Trollfest, qui sont plutôt connus pour leur musique « à boire » que leur musique sombre. Est-ce que tu as craint qu'Arkona soit « assimilé » à tort à toute cette vague ?
Les circonstances ont fait que notre groupe a été difficile à rattacher à une de ces scènes. Je crois que nous ne sommes pas dans une case en particulier. Mes textes ont plusieurs facettes, notre musique est allée dans plusieurs directions, inspirées de divers courants du metal... Nous suivons notre propre créativité. Parfois, bien sûr, ça signifie une certaine difficulté à « coller » avec les groupes que nous accompagnons en tournée car ils sont plus axés sur l'une ou l'autre de ces cases. Nous avons tourné avec des groupes de folk chargé (Korpiklaani ou Trollfest), de metal symphonique (Sirenia et Epica), et comme nous sommes tout de même principalement liés au pagan, c'est souvent avec ces groupes que nous tournons...
Cette fois, vous tournez avec Batushka, qui a ce côté cérémoniel assez adapté à l'ambiance de vos derniers albums. Que penses-tu de leur musique ?
Pour être très honnête, je ne me suis jamais vraiment intéressée à leur musique, mes goûts sont différents. Bien sûr, j'ai entendu dire qu'il y avait deux groupes différents avec le même nom, suite à une sorte de conflit interne... mais j'ai franchement été surprise du nombre de gens sur notre page Facebook réagissant de manière très négative au fait que nous tournerions apparemment avec le « faux » Batushka, que le vrai était un autre. Honnêtement, je ne veux pas regarder dans les pantalons des gens pour voir qui a la plus grosse. Ca me rappelle juste ces discours de « seul le Arkona polonais est vrai ! », ça me fait donc rire que nous tournions avec Batushka. Au final, si quelqu'un ne souhaite pas soutenir « ce » Batushka, il peut quitter la salle, je n'ai aucun problème avec ça. C'est au-delà de ma compréhension. Soi-dit en passant, je respecte l'Arkona polonais, qui est l'un des piliers de la scène black metal culte des 90s en Pologne ; si j'avais eu vent de leur existence à l'époque, je n'aurais pas appelé mon groupe comme ça. C'est une pure coïncidence sans mauvaises intentions.
Batushka utilise énormément l'imagerie orthodoxe. De ce que j'ai pu en voir et comprendre, la religion orthodoxe revient en force en Russie. Que penses-tu de cela ?
Alors que l'Eglise catholique se tient au fait des évolutions de la société, en approuvant les mariages du même sexe et toutes choses pour lesquelles vous auriez été brûlé au bûcher à l'époque, l'Eglise orthodoxe a une position... plus orthodoxe. Autrement dit : s'en moquer comme Batushka le fait dans ses rituels a bien plus d'impact et de puissance que le Satanisme « plastique » de certains autres de leurs collègues (sourire).
En Russie aujourd'hui, après l'arrivée du capitalisme il y a 30 ans, les élites ne parviennent toujours pas à offrir une idéologie intelligible à notre société... donc tout le monde recommence à suivre le même schéma qu'il y a 200 ans.
Arkona est probablement le groupe russe le plus connu dans le monde. Comment as-tu ressenti la réaction populaire depuis la guerre entamée en février 2022 ?
Il y en a certainement de plus connus, comme Slaughter To Prevail, par exemple. Mais c'est vrai que nous sommes depuis assez longtemps sur la scène pour avoir connu quelques succès durant les plus belles années de la musique metal. À titre personnel, j'ai quitté les réseaux sociaux en février 2022, je ne sais pas ce qu'il en est du soutien ou non de nos fans. Je me concentre sur moi-même et mes propres problèmes, et si d'un coup, il n'y a plus un seul fan d'Arkona et de mon travail... ma vie restera la même.
Je pense que vous êtes toujours basés à Moscou. A-t-il été particulièrement difficile d'organiser cette tournée ?
Nos tournées sont organisées par une agence, le tour à venir avec Batushka est organisé par Flaming Art Agency ; la question devrait leur être posée. Nous ne sommes pas au courant des difficultés éventuelles. Il faudra obtenir des visas d'une façon ou d'une autre, et ça peut être compliqué, mais nous verrons. J'espère que tout cela se passera sans heurts.
Je finirai cette interview par les mots de l'outro de Kob' : tu y dis « seule notre destruction amènera la purification ». Est-ce que tu penses que c'est ce vers quoi se dirige l'humanité ?
Sans aucun doute. La mort symbolique de l'humanité est la seule voie vers la purification, la paix et une nouvelle incarnation positive, débarrassée du Mal primordial.
Merci à toi pour cette interview, Masha, et bonne chance pour la suite.
Merci pour l'interview et les voeux. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts.
Merci à Napalm Records et Masha pour cette interview. Un remerciement tout particulier à Anastasia, mon épouse, pour son aide dans la traduction des textes de Kob'.