Punkach' renégat hellénophile.
La Grèce peut s'estimer riche de deux choses : sa culture plusieurs fois millénaire, bien sûr, qui influence encore profondément notre vision du monde, et sa scène Black Metal, particulièrement féconde et novatrice dès le tournant des années 80-90. Ceux qui me connaissent ou me lisent depuis un moment savent que j'ai un truc avec les groupes helléniques mais, indépendamment de cela, je me suis toujours intéressé aux mythologies, et je pense maîtriser assez bien les récits de l'antiquité grecque. Or les deux thématiques se rejoignent étonnement peu : les musiciens hellènes connaissent bien sûr leur Histoire et respectent leurs vieilles pierres, mais peu d'entre eux y voient une source d'inspiration incontournable, en tout cas pas autant que dans la plupart des autres pays européens, Scandinavie en tête. Une exception toutefois, durant l'émergence de cette scène : Kawir.
Ce projet musical, mené en stratège solitaire par Mentor/Therthonax, ambitionne depuis 1993 de réveiller les divinités et les esprits de la nature qui peuplent encore l'archipel méditerranéen. Certes, Kawir ne jouit pas de la reconnaissance internationale d'autres formations grecques. Mais son syncrétisme particulier de Black Metal et d'instruments traditionnels accompagnés de chœurs me donne l'impression d’effleurer la spiritualité collective à l'antique. Malgré sa longévité, c'est surtout depuis ce XXIème siècle entamé que le projet de Therthonax nous a offert ses plus beaux hymnes aux Olympiens, avec des albums que je qualifierai sans la moindre hésitation de merveilleux, comme Ophiolatreia ou Πάτερ Ήλιε Μήτερ Σελάνα, pour n'en citer que deux. Autant dire que j'étais plus que curieux dès l'annonce d'une nouvelle œuvre pour ce début d'année, nommée Αδράστεια ou, en alphabet latin, Adrásteia.
Adrastée donc, n'est de toute évidence pas la figure la plus connue de la mythologie grecque, alors qu'elle y a pourtant tenu un rôle capital : cette nymphe et sa sœur Ida ont veillé sur le tout jeune Zeus, après que sa mère Rhéa l'ait soustrait à l'appétit de Cronos. Dans l'ombre des personnages principaux, Adrastée a donc joué un rôle essentiel dans les prémices de la Titanomachie et la victoire finale des Olympiens. Mais son nom peut se traduire par "Inévitable", ou "Celle dont on ne peut échapper". Fille d'Ananké, "La Fatalité" si chère à Victor Hugo, Adrastée la bienveillante abrite donc une part plus sombre...
Mais trêve de considérations mythologiques et place à la musique ! Αδράστεια s'ouvre sur les chœurs de "Tydeus", qui alternent avec une sorte de trémolo pour donner un morceau mid-tempo introspectif et martial, ma foi fort pertinent pour ce champion des guerres thébaines. "Atalanti" nous rappelle les exploits de la seule femme parmi les Argonautes, avec une note dissonante typique du Black à la grecque pour scander à chaque couplet les trophées, animaux ou humains, ramenés par la chasseresse. Hélas celle-ci offensera Héra, comme sans doute toutes les femmes libres, qui déchaînera sa colère sur une alternance de fifres et de soli de guitare rappelant que rien n'est plus terrible que la rancune divine. "Colchis", morceau acoustique et instrumental à l'exception d'un lointain chant féminin, nous fait parcourir à la voile le long voyage vers l'Orient et les mystères du mont Caucase, avant de nous faire tomber par surprise dans les sortilèges de Médée. Long morceau à la fois épique et furieux comme le destin de la magicienne trahie, "Medea" se permet un passage acoustique soutenu par une flûte avant un dernier coup du sort rageur.
Αδράστεια n'est pas l'album de Kawir le plus aisé à apprécier ; il semble manquer d'une certaine cohérence de prime abord, jusqu'à ce qu'on réalise que tous ces récits ont en commun le destin tragique de leurs personnages, rattrapés par diverses malédictions. Mais si certains morceaux sont splendides, d'autres se font aisément oublier, ou, comme "Limniades", s'avèrent trop longuets pour qu'on apprécie à leur juste valeur les passages les plus accrocheurs. Αδράστεια reste une écoute intéressante, mais elle ne me fera pas voyager dans l'ether aussi aisément que certains albums précédents. C'est dommage car, si on sent bien que Therthonax a déjà chanté tous les Olympiens ainsi que quelques Titans, il avait là une thématique intéressante. Peut-être celle-ci en aurait été renforcée si tout l'album rendait hommage à des personnages féminins, rarement à l'honneur dans la mythologie grecque; celles-ci l'auraient mérité, d'autant que de Cassandre à Déjanire, elles ont largement eu leur part de tragédie.
Setlist:
Tydeus
Atalanti
Danaides
Limniades
Colchis
Medea