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samedi 20 juillet 2024

"Kingdom is Ours, c'est une idée de communauté et d'ouverture": Erang réunit le concile du Dungeon Synth

Erang

Matthias

Punkach' renégat hellénophile.

Cela fait douze ans, quand même, qu'Erang met en musique les histoires de la Terre des Cinq Saisons. Douze années à enchaîner les albums, toujours en solitaire, jusqu'à devenir un personnage incontournable, pour qui s'intéresse au Dungeon Synth, et même, un peu, peut-être, un mythe lui-même. Il s'était déjà prêté au jeu de nos questions pour revenir sur les 10 ans de sa discographie, et la sortie de son nouvel opus valait bien que l'on retourne lui en poser quelques-unes de plus. Car avec The Kingdom is Ours, Erang s'aventure sur une terre qu'il n'avait jamais foulée : celle d'une œuvre collaborative. Et pour l'occasion, l'homme au masque a fait les choses en grand.

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Salut Erang ! Merci de nous accorder un peu de ton temps, alors que je me doute que tu dois être très occupé. Tu viens de sortir ton premier album collaboratif, The Kingdom is Ours, qui regroupe sous la même bannière de nombreux musiciens de la scène Dungeon Synth. C’est un projet impressionnant ; comment a-t-il germé dans ton esprit ?

Tout est venu du titre de l’album. Après avoir terminé le précédent, A Blaze in Time, j’ai d’abord poursuivi mon projet de recueil de nouvelles horrifiques et surnaturelles sur lequel je travaille depuis un an, un an et demi, et que j'espère autopublier entre fin 2024 et début 2025. Après un album, il faut toujours une petite période pour que la musique revienne et, peu à peu, j’ai commencé à composer quelques mélodies ici et là… Des mélodies très “pures” je dirais, très directes, un peu dans un style RPG des années Soundblaster sur PC, dans les années '90. C’est là que j’ai senti que l’album serait très direct, sans grand concept thématique derrière comme sur A Blaze in Time, par exemple. J’ai donc souhaité un titre tout aussi direct, et c’est là que j’ai pensé à “KINGDOM IS OURS” qui est une phrase signature que j’utilise depuis des années, au même titre que IMAGINATION NEVER FAILS. Et je me suis dit que ça formerait justement un beau tandem avec l’album intitulé Imagination Never Fails

Rapidement, je me suis dit que ça serait bien d’avoir un invité, pour une fois. J’ai d'abord pensé à Fogweaver pour un morceau ambient qui viendrait clore l’album… Et d’un coup, c'est devenu clair : pourquoi juste un seul invité ? L’album s’appelle Kingdom is Ours, donc c’est clairement un signe qu’il est temps d’ouvrir grandes les portes de la Terre des Cinq Saisons et de faire un album collaboratif entier. L’objet final sera un album de 13 titres, un chiffre symbolique, comme sur tous mes premiers albums, et comme le nombre de Runes magiques sur le portail à l’entrée des steppes de Kolm, dans mon monde. Il sortira sur vinyle et sur cassette chez Out of Season.

[NDLR: The Kingdom is Ours est en écoute sur Bandcamp, et je vous encourage vivement à l'écouter en lisant ces lignes.]

On te sait proche de Mortiis, de Weres, de Dame Silú de Mordomoire (qui a été confirmée entre-temps) ; est-ce que c’est le genre de noms qu’on peut s’attendre à lire sur la jaquette ? Ou bien verrons-nous plutôt des noms qui touchent à d’autres styles musicaux proches, moins ancrés dans le Dungeon Synth, et peut-être plus dans le Black Metal, par exemple ?

Cet album est dédié au Dungeon Synth, à notre “Kingdom”. Mais comme toujours sur mes albums, à un Dungeon Synth élargi : de Mortiis, le père du DS, en passant par les pionniers oldschool des 90s comme RAL de Depressive Silence, puis Hedge Wizard du revival DS, jusqu’aux projets plus récents comme Quest Master par exemple, qui mélange beaucoup d’autres influences musicales en dehors du DS. Je souhaitais vraiment qu’il y ait un peu “toutes les générations”. Pionniers, revival, nouvelle vague, etc.

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Depuis cet échange, Erang a annoncé, petit à petit, tous les artistes qui ont participé à Kingdom is Ours : Quest Master, Fogweaver, Hole Dweller, Silu de Mordomoire, Hedge Wizard, RAL de Depressive Silence, Jim Kirkwood, FIEF et donc, bien sûr, Mortiis. "Avec qui j’ai pu faire une séance photo très cool en Belgique dans de vieilles ruines, accompagnée de quelques bières belges. L’avoir sur cet album était important, histoire de boucler quelque chose et de commencer un nouveau chapitre", précise au passage le gardien du pays des Cinq Saisons.

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Ce sont là des personnes toutes talentueuses, mais aux styles très différents. Comment les as-tu choisies ? Tu fonctionnes au coup de cœur ? Et de manière plus générale, les artistes de la scène DS maintiennent-ils le contact, par-delà les frontières ?

Le choix des invités a été guidé par plusieurs sentiments. je  voulais d'abord vraiment avoir un panel large de tout ce qui se fait en Dungeon Synth avec des “tendances” diverses du genre. Avec Mortiis, le thème du morceau qu’on a fait, “The Wasted Years”, nous parlait à tous les deux et, j’espère, à ceux qui l’écouteront aussi. Musicalement, je trouvais ça symbolique de tenter un pont entre des sonorités DS et ce qu’il a pu faire sur The Smell of Rain avec ses vocaux… Donc oui, des styles différents, c’était pour moi tout l’intérêt du projet.

Il fallait aussi que je ressente un feeling avec les musiciens: pour certains, on entretient une relation épistolaire en ligne depuis longtemps déjà. Comme avec Silù ou Fogweaver et Jim Kirkwood, Hole Dweller aussi, de temps en temps. Je suis plus ou moins en contact avec beaucoup de musiciens de la scène de manière générale… Mais surtout, j’aime être attentif aux “signes” autour de moi. Je l’ai déjà dit dans d’autres interviews, je ne suis pas quelqu’un de spirituel ni de superstitieux, mais, pour ma mythologie personnelle, j’aime être attentif aux signes et aux coïncidences, pour me conforter dans mes choix. Et ici, le projet Kingdom is Ours était déjà bien avancé quand j’ai pu me rendre au Northeast Dungeon Siege Music Festival aux USA, puis deux semaines après au Dark Dungeon Festival en Belgique. Une expérience unique pour moi, vraiment très forte sur le plan humain. Bref, du coup, j’ai rencontré là-bas Quest Master, avec qui j’avais commencé à bosser, et aussi pour la première fois énormément de musiciens que je “fréquentais” en ligne depuis 5, 7 ou 10 ans. Sans parler des fans qui venaient à ma rencontre pour partager quelque chose de fort et d’hyper positif.

Quest Master

Tout ça, je me disais à chaque fois que c’était complètement l’idée derrière le message "Kingdom is Ours!" et que je faisais donc bonne route. J’ai rencontré là-bas pour la première fois Hedge Wizard par exemple. Une super rencontre, et c’est au coin du bar que je lui ai spontanément proposé de faire partie du projet, et il était à fond pour. D’ailleurs, à cette occasion, il m’a expliqué que mon album TOME I avait été une source d’inspiration pour son premier, More True Than Time Thought. Et je ne m’y attendais pas du tout, c’était fort pour moi d’entendre ça, car son album est un pilier du revival DS.

C’est là-bas aussi qu’alors que je discutais avec Peter Beste, le photographe [NDLR: qu'on remercie au passage pour les photos qui illustrent cet article] , il a reçu un message de FIEF sur son téléphone. Je lui ai demandé de le saluer de ma part, et ce dernier a répondu un message à mon attention qui m’a touché et, dans la foulée, je lui ai proposé la collaboration. Il était hyper chaud pour faire partie de l’aventure. On a pu échanger par mail et il m’a tout de suite dit que Another World, Another Time l’avait beaucoup influencé lorsqu’il avait lancé son projet. Pareil qu’avec Hedge Wizard, j’ai halluciné en lisant ça, je n’en avais pas conscience. Venant d’un artiste aussi talentueux que lui… Ce que je veux dire par là, c'est que toute cette énergie positive reçue à ce moment-là, c’était vraiment important pour moi. Je fais cette musique seul depuis 12 ans, j’ai commencé dans ma chambre à une époque ou personne ne s’intéressait à ce style et où peu de gens l’écoutaient, donc d’avoir reçu ce feedback aujourd’hui, ça donne beaucoup de sens à tout ce que j’ai pu donner pour cette musique, à laquelle je consacre un maximum de ma vie.

FIEF

Tu nous disais encore, à l’occasion des 10 ans d’Erang, que tu étais très attaché à tout faire tout seul. C'est donc en très grand changement de perspective. On te sait d'ailleurs très attaché à ton univers, au fruit de ton imagination. C’est, je suppose, quelque chose qui touche à l’intime. Tu as aussi rendu des hommages très personnels, sur des sorties récentes. Comment as-tu amalgamé tes propres références à celles de tes invités, probablement tout aussi personnelles ?

Alors justement, j’ai suffisamment fait d’albums mettant en avant de petites choses très intimes de ma vie pour, sur celui-ci, ouvrir les portes et laisser la place à tous les musiciens qui m’accompagnent. Le thème ici c’est “Kingdom is Ours”. Une idée de communauté, et d’ouverture. J’ai vraiment voulu laisser la place à chaque musicien et je pense qu’on retrouve complètement la propre patte de chacun, sur chaque morceau, mêlée à la mienne et aux sonorités d’Erang. Franchement, j’adore chacune de ces collaborations, et à chaque fois que j’ai reçu les parties des autres musiciens, j'étais scotché : c’était génial. Honnêtement, à part quelques allers-retours pour parfois modifier un ou deux trucs, tout s’est fait hyper spontanément. Ça collait à chaque fois.

J’aime aussi souvent l’idée des contrepieds, de ne pas être là où on nous attend, et avec Jim Kirkwood par exemple, j’ai tout de suite su que je voulais lui faire réciter un poème sur un morceau et non pas une ligne de synthé dans son célèbre style Kosmische Musik. Je lui ai proposé l’idée et il m’a répondu qu’il n’avait jamais fait ça, mais pourquoi pas. Il s’est enregistré et m’a envoyé un poème superbe. Sa voix est juste géniale, on dirait un ancien magicien… Et, sans mentir, je l’ai posée telle qu’elle sur le morceau et ça collait parfaitement du premier coup. Rythmiquement, c'était parfait, tout collait pile-poil, comme par magie, je n’ai pas eu besoin de retoucher le tempo du morceau pour le faire caler à sa diction.

Le visuel de The Kingdom is Ours, réalisé par Silvana Massa

De prime abord, le Dungeon Synth garde cette image de musique très personnelle, avec un artiste qui travaille en solitaire. Mais c’est une représentation qui semble se fissurer, avec des featurings, des splits,... On peut aussi citer l’apparition - et le succès - de festivals dédiés au genre. Tu t’es d’ailleurs impliqué dans certains d’entre eux, par vidéo interposée. Est-ce que ces points de rencontre offrent une opportunité de tisser des collaborations, de stimuler la créativité ?

A 1000%, c’est ce dont je parlais plus haut. En Belgique par exemple, j’ai pu rencontrer des artistes de la communauté française comme Weress, Descort, Hermith et Nécrocachot,ou encore l’illustrateur David Thierrée, ou Hyver Mor… Des gens tous différents, mais portés par des passions communes. Je sais qu’on pourrait penser que j’exagère mais ceux qui étaient présents le savent : il y avait vraiment une énergie forte sur place, tu peux poser la question à tous ceux que je viens de citer. Quelque chose de très positif et de motivant. Sans parler d’Esteban et Denis, les organisateurs, qui sont des gens géniaux qui donnent tout pour faire du DDF une réussite. Encore une fois : après avoir passé 12 ans dans l’ombre de ma crypte, rencontrer enfin des fans et avoir en direct leurs retours chaleureux sur ce que cette musique représente pour eux, c’était vraiment nécessaire à ce stade de ma vie…

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Pour (re)découvrir notre report de la première édition du Dark Dungeon Festival, le premier festival de Dungeon Synth en Europe, c'est ici, et l'interview d'Esteban est à lire ici.

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Question annexe immanquable à la précédente : ces concerts, ces festivals de DS, ça n’a pas fait germer en toi l’envie de tenter l’expérience de la scène ?

Clairement, oui. C’est encore trop tôt car, pour moi, mettre tout ça en place nécessiterait un boulot et une préparation immenses, et là je suis encore dans la dernière ligne de droite de l’album, donc on verra plus tard. Mais, oui, il y a même une petite frustration à dire non aux diverses demandes de festivals que je reçois ou, par exemple, à Mortiis, qui m’a proposé de l'accompagner dans sa tournée américaine. Mais j’ai dû décliner, impossible d’être prêt à temps pour septembre 2024. Donc je pense que vers fin 2024 je commencerai à bosser la dessus, pour voir ou ça me mène et si j’arrive à proposer quelque chose de viable… Car si je le fais, je veux vraiment que ça soit un moment cool pour les gens qui feront le déplacement.

Pour rester dans les prestations, j’ai aussi remarqué que tu paraissais t’intéresser à la vidéo ; tu as sorti deux (à ma connaissance) moyens-métrages en parallèle à ta musique, conçus pour être diffusés dans des conditions bien particulières. “The Darkness Before your Eyes”, diffusé au Hollywood Theatre de Portland, et puis la vidéo de “Imagination never Fails”, pour la première édition du Dark Dungeon Festival. C’est un aspect transmédia que tu comptes développer plus avant ?

Le cinéma est une de mes passions et à toujours été une source d’inspiration hyper forte pour moi dans mes albums, peut-être même plus que la musique. J’avais aussi fait une troisième “longue” vidéo pour le NEDS de 2021, qui est sur Youtube “A Journey into the Land of the Five Seasons”. Dans ces trois cas il s’agit de vidéo “musicale” mais, clairement, dans le futur, j’aimerais sortir un “vrai” film, que ce soit d’animation ou avec des acteurs. C’est un de mes buts sur le long terme. En fait, je me suis fait une promesse : je veux sortir avant ma mort au moins une œuvre dans chacun des arts et médias qui me touchent le plus. Pour la musique, bon, on va dire que c’est fait… Maintenant pour la littérature j’ai mon recueil de nouvelles dans un style Stephen King, la Quatrième Dimension, qui sortira bientôt… Ensuite il y aura sans doute une bande dessinée ou bien peut-être le cinéma avec un film d’animation par exemple. En jeu vidéo aussi, j’aimerais faire quelque chose. Je ne suis pas fou, et j’ai parfaitement conscience de la somme de travail que cela représente. Mais je suis très déterminé et je sais que cela verra le jour. J’ai d’ailleurs déjà de la matière de côté ici et là…

“A Journey into the Land of the Five Seasons”

De manière plus générale, le Dungeon Synth a gagné en popularité, et surtout en créativité, avec énormément de nouveaux artistes qui apparaissent et sortent des cassettes en rafales. Toi qui es impliqué depuis longtemps dans la scène, comment imagines-tu la voir évoluer dans les années à venir ? 

Aucune idée, impossible de prévoir l’avenir et encore moins maintenant avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Il y aura toujours des gens à la marge qui feront ce qu’ils veulent et je continuerai à faire partie de ceux là… Mais pour le mainstream ou le grand public, impossible à prévoir.

Tu sais, il y a un point que je vois rarement discuter à ce sujet c’est la place du “musicien” dans la société, ou de l’artiste en général, et de la relation du public à ces derniers. On s’imagine toujours à tort que notre réalité actuelle et la seule vérité alors que, si tu regardes “l’histoire des musiciens” ne serait-ce que sur les 200 ou 300 dernières années, on remarque assez rapidement que ce qu’on vit aujourd’hui n’est peut-être qu’une parenthèse : les musiciens et les artistes en général étaient plutôt déconsidérés pendant des siècles et vu comme des ratés ou des saltimbanques. Il y avait quelques grands peintres à la cour des Rois, pareil une poignée de musiciens, mais, même ça, ce fut assez récent et ultra confidentiel. Pour tout le reste de la population, être artiste ou musicien c’était une insulte.

Ça a vraiment changé au cours du 20ème siècle avec la musique enregistrée, et le fait que les gens pouvaient écouter de la musique chez eux, puis avec la société de consommation et le phénomène des stars. Pendant des siècles avant ça, personne ne pouvait avoir accès à de la musique en dehors des bals populaires ou de festivités. La musique avait un rôle social et pas “artistique”. Il y avait des concerts pour le Roi et la cour, rares, mais pour tout le monde, le concept même “ d’écouter de la musique” comme on l’entend aujourd’hui n’existait pas. Les gens pouvaient passer des mois, voire même toute une vie, sans entendre une note. Tout ça pour dire quoi ? Peut-être que cette parenthèse du statut de l’artiste prendra fin et que demain il n’y aura plus de stars : juste des playlists générées à l’infini par intelligence artificielle sur des plateformes de stream, sans personne derrière… Je parle du mainstream ici : déjà aujourd’hui tu as beaucoup de gens qui streament des playlists basées sur des ambiances sans même se poser la question de qui sont les musiciens dessus : “playlist énergie”, “relax”, “vitamine” ce genre de trucs… Bon, personnellement tu t’imagines bien que ça n’est pas mon truc…

Mais pour répondre à ta question : aucune idée de quoi le futur sera fait et peu importe… Erang continuera toujours.

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Photos par Peter Beste

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