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Les claviéristes des profondeurs II : l'année 2024 en 10 albums de dungeon synth

jeudi 16 janvier 2025
Matthias

Punkach' renégat hellénophile.

Il y a un an déjà, je m'étais posé un défi somme toute très personnel. Établir une sélection des albums de dungeon synth sortis durant l'année, et qui m'avaient particulièrement marqué. L'exercice découlait du constat que le style traversait une période plutôt faste, avec de nombreuses sorties, de nouveaux artistes, que j'ai pris le pli de surnommer affectueusement « les claviéristes des profondeurs » - il y a là une référence assez obscure – et un engouement inattendu, pour un style musical résolument underground. Et pourtant, malgré notre présence au premier Dark Dungeon Festival, il fallait bien admettre que nous n'évoquions que rarement le dungeon synth dans ces pages, au-delà des incursions du style dans le black metal. Il y a un an donc, je laissais la porte ouverte à une rubrique plus régulière, et force est de constater que je me suis pris au jeu.

L'exercice, déjà éminemment subjectif par nature, n'a cependant rien d'aisé. D'abord car écrire sur une musique instrumentale est un exercice de style en soi. Et ensuite parce que les mages, sorcières et autres gobelin.e.s qui jouent du clavier ont la fâcheuse manie d'être ultra-prolifiques, de multiplier les projets, et globalement, de sortir des cassettes de nulle part au moment où on les attend le moins. Même si on constate le travail de quelques labels pour y inoculer un peu d'ordre, la scène dungeon synth reste un grand chaos d'énergies créatrices. Cela fait partie de son charme, mais cela rend les oublis inévitables dans un tel bilan annuel. Je présente donc par avance mes excuses à toutes les créatures cavernophiles et claviérophiles dont les compositions seraient passées sous mon radar durant l'année écoulée. Ceci étant, tamisez les lumières et remettez une bûche dans la cheminée, voici mes dix albums de dungeon synth de l'année.

 

 Pauldron | Hedge Wizard | Page | Fief | Raathgard | Hex Crawl | Atlantean Sword| Erang | Warlock Corpse | Umbría

 

Pauldron – Brogvar and Wyrgan's Quest for the Basilisk Horn

Norvège (Sweet8bitterness)

Des artworks sublimes pour des albums aux thématiques reptiliennes, sans pour autant virer vers le sous-genre du dinosynth ; cela fait quelques années que Pauldron rode en lisière de mes recommandations. Avec ce troisième opus, le Norvégien a su me prendre dans ses filets et me passionner pour les aventures de Brogvar et de Wyrgan. Ces deux mercenaires, au sang froid et aux griffes sûres, sont sur la piste d'une étrange relique convoitée par le Roi des Marais – une vieille connaissance, qu'on imaginait plus débonnaire que cela.

Un périple narratif certes classique pour une partie de JDR, mais qui permet des péripéties riches et variées, toutes accompagnées d'une piste qui, sans la moindre parole, arrive à mieux nous immerger que certains livres audios. L'album est long selon les standards du genre, mais sait varier les ambiances, et puis on se prend d'affection pour nos deux sauriens, et on se demande quelles aventures leur réserve le MJ. Si vous avez un petit quelque chose pour les ruines perdues dans la jungle, Brogvar and Wyrgan's Quest for the Basilisk Horn est l'album idéal pour enfin terminer de peindre ce prêtre-mage Slaan qui prend la poussière.

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Hedge Wizard – Neighborwoods
USA (Indépendant)

J'évoquais plus haut le rythme effréné de sorties de nombreux artistes, mais ça n'est pas pour autant qu'il faille en faire une généralité. Hedge Wizard nous a ainsi sorti l'année dernière son second album, dix ans tout pile après le précédent, l'excellentissime More True Than Time Thought. Ce n'est pas pour autant que ce sorcier de l'Ohio s'est tourné les pouces pendant tout ce temps hein, entre son projet annexe Castlerot, sa collaboration avec Erang  – on en parle plus bas – et une activité en live assez régulière. Mais dans une scène où on croule parfois sous les cassettes, je peux apprécier un brin de parcimonie. D'autant que si Neighborwoods est d'un format court avec moins de 28 minutes, l'album se dévore d'une traite, et on se retrouve fort tenté de le relancer dans la foulée. Les pistes, plutôt courtes elles aussi, s’enchaînent sans temps mort, riches qu'elles sont de petits détails de composition qu'on ne découvrira qu'en explorant chaque recoin de la musique. Et Hedge Wizard s'amuse à nous surprendre, en enchaînant le lumineux « Aspiring Hero » avec « Miss Warlock », aussi sombre que charismatique, comme une malédiction des anciens temps qui guette sous ces notes claires et pourtant étrangement dissonantes. « A Human Turning Into A Corpse » incarnant une suite forcément logique dans la narration. Un album certes court, mais doté d'une personnalité bien particulière.

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Page – The Way Home
USA (Dungeon Deeps Records)

Si vous tâtonnez juste ce qu'il faut dans le genre pour animer vos dimanches après-midi à pousser des pions ou à jeter des dés, vous connaissez logiquement Fief. Eh bien, si vous appréciez l’œuvre du seigneur de Salt Lake City, je vous recommande très fortement ce premier opus de Page, qui nous vient lui aussi des États-Unis. On y retrouve des sonorités médiévales assez similaires, mais dans une interprétation plus franchement tournée vers la fantasy. Dès les premières notes de « The Way Home », on se sent partir à l'aventure dans un univers coloré, un peu désuet peut-être, mais qui nous promet tant de découvertes. Exactement comme la boîte d'une vieille cartouche pour GameBoy ou pour Megadrive, en fait, ce que rappelle opportunément cet artwork à la fois si simple et si stimulant. Non pas que la musique de Page soit particulièrement lo-fi ou rétro d'ailleurs, mais il s'en dégage une atmosphère bien distincte de la dark fantasy propre au genre – plus accessible, sans être plus simpliste. Pas de harnois qui pèse dans les catacombes ici, mais la légèreté du jeune écuyer qui rentre de quête pour obtenir ses éperons.

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Fief – Fief VI
USA (Out of Seasons)

Parlant de Fief, le mage du Grand Lac Salé qui a tant fait pour remettre en lumière le dungeon synth nous a pris par surprise avec un nouvel album, à la fin de l'année dernière. Logiquement intitulé VI, ce sixième opus nous plonge à nouveau dans une ambiance médiévale qui s'avère tout aussi pertinente dans un contexte fantasy que pour une immersion au XVᵉ siècle. Pour tout dire, des pistes comme « Upon Her Sword The Sunlight Shone » ou « Moss Shod Battlements » m'ont donné l'impression d'être reparti arpenter la Bohème de Kingdom Come : Deliverance. Chaque album de Fief a sa personnalité et suscite des sentiments qui lui sont propres ; celui-ci a quelque chose de fort apaisant, loin des cryptes ou de l'antre de l'un ou l'autre dragon en sommeil. Je lui trouve même un petit côté comfy synth, sous-genre de musique de claviériste qui s'écoute au coin du feu avec un verre d'hypocras. Mais c'est peut-être moi qui me laisse influencer par la saison, alors que la pluie tambourine sur mes créneaux – pardon, mes volets. D'autant que la première partie de l'album est quand même davantage propice à l'exploration qu'à l'hibernation. Quoi qu'il en soit, les fans seront dans leur zone de confort : Fief nous offre là encore un très bel album.

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Raathgard – Twilight over Forgotten Realms
Suède (Indépendant)

Ces dernières années, notre genre musical préféré des solitaires a quelque peu perdu de cette image, justement. Cette identité sombre et misanthrope, incarnée par l'artiste, seul.e dans sa chambre, qui enregistre quelques lignes de claviers entre deux chapitres d'un obscur roman de dark fantasy ou deux parties d'Age of Empires II, elle est un peu datée. Le dungeon synth s'est enrichi de thématiques apaisantes et bucoliques qui incitent plus à prendre l'air qu'à ruminer de tortueux complots à Minas Morgul. Cela dit, des claviéristes qui restent fidèles aux profondeurs, il y en a aussi, et dans le genre, j'ai vraiment eu un coup de coeur pour ce second opus de Raathgard. Quatre pistes seulement, mais toutes longues d'au moins huit minutes, et lancinantes comme la soif de vengeance d'un souverain pas assez mort pour oublier les torts d'un lointain passé. Le projet suédois pratique un style plus traditionnel par rapport au reste de cette sélection, toujours à la limite de basculer dans le dark ambient – j'ai lu l'appellation « dungeon doom », et je dois dire que je l'apprécie assez. Si vous êtes plutôt du genre à passer la soirée seul.e devant votre palantír alors que la pluie résonne sur les mâchicoulis de votre tour isolée, Raathgard a tout ce qu'il faut pour vous mettre dans l'ambiance.

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Hex Crawl – Beneath the Violet Kingdom
Italie (Heimat der katastrophe)

Si l'entrée précédente peut s'en rapprocher pour son aspect dark fantasy, je me rends compte que ma sélection ne compte pas à proprement parler de dungeon synth old school, minimaliste et noyée dans les effluves de salpêtre. Mais ce projet italien en emprunte certaines sonorités, qui ne dépareilleraient pas dans un vieux dungeon crawler. Hex Crawl bénéficie pourtant d'une production irréprochable, mais il y a quelque chose dans « By Dagger & Lantern » qui rappelle ces heures interminables à tenter de progresser dans un dédale maudit. Chaque morceau révèle un autre niveau à explorer, avec ces superbes pistes de clavecin qui accélèrent le tempo et le rythme cardiaque des aventuriers. Album court et sans temps mort – mais avec une piste dédiée au repos de la compagnie - Beneath the Violet Kingdom se situe à un juste milieu entre l'hommage aux fondamentaux du genre et des courants plus modernes, plus expérimentaux dans leurs compositions et leurs sonorités. Ce n'est pas le seul album de cette sélection qui conviendrait pour vos soirées à lancer des dés et à pousser des figurines de plomb, mais pour sa première sortie, Hex Crawl met en musique à la perfection la progression dans un labyrinthe maudit. Tout y est, y compris les pistes dédiées aux boss à affronter (« Web of Zashtiel » et son intro qui équivaut à un grand panneau « Danger ! »). Ce n'est plus tant la musique idéale pour une partie, c'est la partie mise en musique.

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Atlantean Sword – All is Dust
Grande-Bretagne (Fogged Entity)

Avec un nom pareil, forcément, on s'attend à un projet plein de récits de hautes aventures, et Atlantean Sword ne nous trompe pas sur la marchandise. Un dungeon synth épique, mais pas grandiloquent – la nuance est importante – et parsemé de références directes aux écrits de Robert E. Howard. L'usage parcimonieux de l'orgue, puis de discrètes percussions, et même de quelques cordes pincées (« The Frost Giant's Daughter »), s'arrange dans des compositions aux montées en puissance aussi redoutables qu'inattendues ,et on se surprend à serrer le poing sur un « Bladesong », le regard braqué sur l'horizon. Sur ces références classiques d'une fantasy tout en acier et en fureur, Atlantean Sword plaque des compositions finalement plutôt modernes, tant par leur subtilité que leur façon de sonner comme du cristal. Et pourtant, ces accords correspondent tellement à l'univers de l'age hyborien qu'on veut ici nous conter qu'elles semblent sortir, elles aussi, d'une époque lointaine et indéterminée où tout était possible, avec la bonne lame ou sous la bonne plume. All is Dust n'est pas un album où l'on s'égare, on sait où il nous mène et on en connaît les codes. Mais c'est un classique immédiat, un nouvel hommage à un passé mythique qui n'a jamais perdu de sa pertinence. Crom.

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Erang – The Kingdom is Ours
France (Out of Seasons)

J'ai longtemps hésité à compter cet album ici. Non pas pour des raisons qualitatives, c'est même tout l'inverse, mais parce qu'il ne s'agit pas d'une sortie ordinaire – si tant est que ce terme veuille dire grand-chose. Dans ce microcosme de forêts hantées et de vieilles pierres oubliées, tout le monde connaît Erang, mais avec son dernier album, l'homme au masque a foulé des terres inexplorées : celle d'une œuvre collaborative. Une démarche des plus originales pour cette scène, et dont le maître d’œuvre m'avait expliqué les origines en interview. Tou ça pour dire qu'avec neuf artistes invités qui se partagent treize pistes, The Kingdom is Ours a tout de l'oeuvre expérimentale, avec des instrumentations inattendues (la mandoline, sur « When a Dragon is Born »), ou encore des voix, qui chantent ou même qui versifient (celle de Jim Kirkwood, véritablement hypnotique). Je me suis donc demandé si c'était lui faire vraiment honneur de la placer dans un « simple » bilan, forcément laconique pour chaque sortie présentée. C'est qu'il y aurait tellement à en dire, et que j'avais peur de m'égarer. Mais voilà, en fin de compte, The Kingdom is Ours est objectivement un des grands albums de l'année ; Erang sort ici des canons du genre – tout en leur rendant hommage au passage, en créant un pont entre les pionniers du style et les projets plus modernes qui se sont développés depuis. L'œuvre est dense, forcément, protéiforme même, et par moment déroutante, mais les dix artistes réunis atteignent, avec leurs participations respectives, un niveau de cohérence inattendu, et surtout fort chargé en émotions. Le pionnier français des claviers nous avait bien sûr déjà proposé des compositions très personnelles, mais celle-ci tient de l'hommage au processus créatif dans son ensemble, et elle offre une place, sans pour autant s'éparpiller, à toute une liste d'artistes qui méritent tous que l'on creuse également leurs propres compositions.

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Warlock Corpse – Bloody Tears of the Desert
Kazakhstan (WereGnome Records / Personal Uschi Records)

L'année dernière, j'étais tombé sur Warlock Corpse comme on découvre un peu trop tard une oubliette. Une fois remis du choc, je suis resté fasciné par ce que j'ai exhumé ; un style brut de décoffrage, teinté d'un black metal brutal et poisseux, ainsi que quelques touches de keller synth – bien que le nécromancien restait finalement fidèle à une certaine doxa du genre. Un an plus tard, mieux équipé, je découvre que l'artiste a pleinement fait sien l'aspect prolifique de la scène : Warlock Corpse a sorti pas moins de six albums en 2024, plus trois autres considérés comme des side-projects. On imaginerait un ermite cloîtré dans son studio, mais même pas ; notre compositeur stakhanoviste, qui serait basé au Kazakhstan, semble également donner des concerts, à Almaty, et jusqu'à Tbilissi, la capitale de Géorgie, qui n'est pas vraiment toute proche. Mais qui semble disposer d'une scène alternative aussi fascinante qu'enthousiaste – on se rappellera des pérégrinations du camarade Malice dans la région.

Bref, je me suis fixé comme règle tacite d'éviter de présenter ici plusieurs album sortis sous le même nom d'artiste, et j'ai donc opté pour ce Bloody Tears of the Desert. Car, si on y retrouve le style de notre sorcier des steppes, cet album sent davantage l'air frais que les catacombes. Dès « Dance of the Burning Sands », nous voici sur les pistes, quelque part entre deux caravansérails, au rythmes de sonorités envoûtantes, et surtout de percussions d'un autre monde. Warlock Corpse pratique toujours un dungeon synth résolument vintage, mais en y ajoutant une touche très personnelle qui lui permet de dénoter dans le genre – cette basse sur le morceau-titre. Et les aventures qu'il nous propose ont toujours un petit quelque chose de plus.

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Umbría – All is Dust
Espagne (Indépendant)

Je prendrai le temps de faire remarquer que, pour un genre aussi underground, de nombreux artistes de dungeon synth prennent encore le temps de trouver des artworks marquants pour accompagner leurs sorties. C'est d'autant plus précieux à une époque où certains groupes, même talentueux, se contentent de reléguer la tâche à la machine. Sur ce point, Umbría faisait déjà fort l'année dernière, mais The Rime Pathways relève encore la barre avec cette illustration sublime, encore une fois signée par Irene Lazuen. Cela peut paraître anecdotique, mais dans un style musical instrumental, ces repères visuels contribuent à se laisser mener par l'histoire contée en musique. D'autant que le projet catalan nous plonge dans un univers magique et boréal, plutôt que forestier ou dongeonnesque, ce qui reste un dépaysement bienvenu. Les compositions ne sont d'ailleurs pas en reste, avec une basse qui impose sa présence sur « Stone Bridges to Mystery », ou encore les percussions qui rythment l'obnubilant « The Rummburr Carnival ».Chaque morceau nous fait découvrir une facette d'un monde et de sa société de mages polaires. Un très bel album pour voyager depuis son fauteuil.

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