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Uncut Gems #2 - Mike Patton, l'Exotica, et le Dieu venu du Centaure

lundi 17 mars 2025
Hugo

Les auditeurs de metal le savent bien : la musique est vectrice d’images rêvées, permet d’oublier un instant le réel… sans jamais complètement s’en éloigner. Les dragons, les forêts magiques, les incantations en tout genre (on en parlait dans le dernier numéro) … tout cela a une consistance, un ancrage matériel, quand bien même l’imagination humaine en est le moteur principal. Il ne s’agit donc pas d’opposer les musiques qui décrivent le réel à celles qui ne le font pas. Parfois, cependant, le doute s’installe, et on ne sait pas bien situer les intentions de l’artiste, les places sur ce spectre. Comme une vieille cassette retrouvée des années après, uploadée sur Youtube et recommandée par l’algorithme. L’imagination prend place au sein de ces marges, entre la musique à laquelle on a accès et des disques à jamais perdus. Certains artistes s’amusent à créer les albums qui auraient dû exister.

Dans Le Dieu venu du Centaure (1964), Philip K. Dick décrit avec beaucoup de justesse un monde rendu inhabitable, où l’une des seules échappatoires disponibles se trouve dans un genre de drogue de synthèse appelée D-Liss. Celle-ci permet aux usagers d’expérimenter une « translation », c’est-à-dire une projection collective, hallucinatoire, dans une Californie fantasmée qui n’existe pourtant plus du tout. Tous se retrouvent propulsés dans les corps des mêmes personnages clichés, les « Poupées » Pat et Walt, et répètent grosso modo le même scénario : réveil dans la villa, après-midi sur la plage, rapports sexuels. Les femmes incarnent Pat, et les hommes Walt. Le temps est court, mais permet d’oublier un instant qui l’on est, et de se balader dans ces décors préfabriqués irriguant les rêves et fantasmes modernes.

La musique permet également cela. Par sa puissance évocatrice, les esthétiques qu’elle convoque, elle rend possible l’expérience collective du voyage vers un ailleurs défini. Cela peut aussi être le but recherché, pleinement, la fonction (commerciale ?) à part entière d’un genre musical. Prenons l’exotica par exemple, genre dérivé des musiques lounges, pouvant être mis en parallèle avec la culture Tiki : durant les années 50, quelques musiciens dont Martin Denny et Arthur Lyman mettent au point une musique censée être la BO de destinations « exotiques » (du point de vue américain), c’est-à-dire de l’Orient, de l’Asie-Pacifique, etc. Pourtant, tout est factice, et les sonorités fabriquées sont de purs produits imaginaires, nés de l’idéalisation d’un ailleurs qui n’a peut-être jamais existé. Des disques aliens, polymorphiques, comme tant de cartes postales truquées qui ont désormais une existence propre.

L’exotica, par son existence même, permet une expérience commune de l’exotisme sans le voyage physique. Le même modèle féminin apparaît d’ailleurs sur chaque pochette de Martin Denny, changeant de coupe et de vêtements selon les régions du monde qui y sont représentées. Et d’un coup, tout devient clair : et si cette femme était Poupée Pat ? La musique permet-elle une expérience de translation ? Aujourd’hui, quelques disques pour s’échapper.

Les Halles / Magnétophonique | Lovage | Rainforest Spiritual Enslavement

 

Les Halles / Magnétophonique – Split II
Ambient - Belgique / France

Bandcamp se transforme parfois en boutique de cartes postales, avec autant de cassettes digitales qui représentent des lieux tropicaux. On navigue entre les tags comme on lit le prospectus d’une agence de voyage, attiré par les quelques illustrations. L’ambient correspond parfaitement à cela, avec son pouvoir doucement évocateur, ses variations discrètes, comme tant de vagues venant s’échouer sur le sable. Parfois de façon peu subtile, comme on l’a souvent caricaturé, surtout lorsqu’on lorgne vers le new age, qui regorge pourtant de disques fabuleux. Aussi, de nombreux artistes se jouent des codes de l’exotica, dans un double mouvement de pastiche et de relecture sincère et passionnée du genre. On n’a d’ailleurs pas attendu bandcamp pour ça : dès les années 70, Haruomi Hosono, avec ou sans le Yellow Magic Orchestra, détourne de mille façons les codes de ce genre qui s’est tant inspiré (là aussi, avec des fondements limités) du Japon.

L’expérience de translation commence par un regard préliminaire sur la pochette, et des genres musicaux entiers existent autour de cette idée : on pense par exemple à toute la vaporwave et ses dérivés, à ces images de centres commerciaux ou de piscines en 3D qui illustrent des mixs youtube. La musique comme figure fractale, ouvrant des passages vers des mondes parallèles. La réalité défigurée. Comme une sorte de paradis artificiel inversé, où les lieux imaginés ouvrent à la créativité – de façon complémentaire et simultanée, le réel fantasmé ou le fantasme du réel. Alors quand je vois pour la première fois l’artwork de Split II, difficile de ne pas avoir envie de lancer le disque, puis de le réécouter encore et encore, et tenter de comprendre les intentions derrière cette pochette aussi minimaliste qu’hypnotique.

Collaboration entre deux artistes ambient français et belges, Magnétophonique et Les Halles, l’album s’ouvre sur les notes d’un genre de vibraphone et de quelques sons de vagues. Les titres s’enchaînent avec beaucoup de douceur, nous amenant à naviguer entre des souvenirs d’enfance jusqu’à la jungle tropicale, des criques abandonnées, comme tant de rêves nostalgiques en technicolor. Une nostalgie dont on ne comprend pas la provenance : émane-t-elle de lieux inconnus qui n’existent que dans nos têtes ? De ce désir de tranquillité, un instant, loin du monde et de l’agitation urbaine ? On entend aussi de nombreuses voix, sans comprendre à qui elles s’adressent, à la façon de ces enregistrements amateurs de communications radio à ondes courtes. Plusieurs fois, je me suis demandé si le ressenti serait le même sans la pochette, ces visuels, ces samples de la mer et de la nature qui ponctuent le disque. Je me plais à croire que ces éléments se nourrissent mutuellement, et que c’est aussi précisément l’artificialité recherchée de ce genre d’œuvre qui est fascinante.

 

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Lovage – Music to Make Love to Your Old Lady By
Trip hop / downtempo - USA

Je ne suis pas franchement un auditeur assidu de Mike Patton et ses différents projets (Faith No More, Mr. Bungle, Fantômas...), mais Lovage a toujours été là, presque aussi loin que je me souvienne. Objet musical étrange, il réunit Patton, donc, et Dan the Automator, membre fondateur du groupe de rap (culte !) Deltron 3030. On retrouve également Jennifer Charles, chanteuse d’Elysian Fields, formation Dream Pop des 90s tout à fait recommandable. Ensemble, ils créent une musique au croisement d’influences 50/60s, détournant par ailleurs la pochette du deuxième album de Serge Gainsbourg, et du trip hop davantage à la mode durant cette période. Aussi, Music to Make Love to Your Old Lady By est à ranger aux côtés d’autres disques qui s’amusent de l’easy listening, comme l’éphémère mouvement « Cocktail Nation » quelques années avant Lovage.

Si l’exotica est une projection vers l’ailleurs terrien, qui imagine ce que pourrait être la musique des lieux désignés comme « exotiques », les musiques lounges pur jus, elles, ont davantage à voir avec des espaces de transition et d’attente (halls, couloirs, ascenseurs…). Lovage nous y balade, jusqu’à nous transporter dans une chambre d’hôtel au moment où la musique évoque celle des films pornographiques (« Book of the Month », « Sex – I’m a »). Le duo Patton / Charles joue parfaitement de cette complémentarité érotique, presque déconcertante les premières fois qu’on lance le disque, comme un ASMR trop évocateur. Et pourtant l’ensemble fonctionne à merveille, les instrumentations sont délicates et cinématographiques, les tubes (« Stroker Ace » !) presque intemporels. L’album se termine d’ailleurs en reprenant l’instrumentale du premier morceau. On commande alors un autre cocktail, et la soirée semble recommencer depuis le début. Pat et Walt, un rêve sans fin.

Mais est-ce toujours de la parodie quand on compose des morceaux pareils ? Presque immaculés, existant pour eux-mêmes ? Ce disque, plus que tous, nous rappelle que chercher à imprimer le réel, voire le moquer, c’est déjà le transformer. En s’inspirant des vieux disques des années 50, et des différentes obsessions de leurs auteurs, Lovage porte à son tour un regard rétrospectif sur cette période. Le geste de la composition est similaire à celui des musiciens dont ils s’inspirent, mais prend une tournure rétrofuturiste quand des influences musicales contemporaines sont apportées. C’est là précisément le brio de ce genre de disques, qui ont un pouvoir évocateur auprès d’une grande variété d’auditeurs : le fan de Portishead, de Faith No More, ou le collectionneur de disques easy listening et de chemises hawaïennes. Encore plus rares sont les œuvres qui réussissent cela tout en restant pertinentes des années après.

 

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Rainforest Spiritual Enslavement – Black Magick Cannot Cross Water
Dark ambient - USA

Il y a quelques années, on vous parlait avec Traleuh de l’impressionnante carrière de Dominick Fernow, dans un article dont je suis toujours très content. J’ai le regret néanmoins de ne pas avoir parlé de Black Magic Cannot Cross Water, qui compte parmi les plus grands disques de son créateur. Les enregistrements de la nature sont d’abord au premier plan, avec ces espèces de bruits de la forêt tropicale qui prennent toute la place. En fond, des synthétiseurs discrets, en écho, progressant vers l’inconnu, avec un côté « rampant » caractéristique de Rainforest Spiritual Enslavement. Par la suite, des boucles qui semblent mimer les musiques new age en les privant de leur fonction relaxante se mettent en place, comme une cassette hantée retrouvée au fond d’une malle poussiéreuse. Le parfait négatif de la première entrée de cet article.

On a parfois l’impression d’entendre quelques sons d’oiseaux, ou d’autres animaux, venant renforcer l’impression d’omineux. Mark Fisher en parle très bien dans son ultime livre : entendre des oiseaux là où ils ne devraient pas être, ça fait franchement froid dans le dos. Tout cela n’a rien de naturel, non, surtout quand on entend des gouttes tomber en permanence alors qu’il ne pleut pas. Plusieurs questions nous viennent alors : est-il possible d’être prisonnier d’un disque ? D’avoir peur en musique ? Cette pochette, en tout cas, ne quitte plus mon esprit depuis que je l’ai vue pour la première fois. Le plus terrifiant n’est pas la statue et sa gueule grande ouverte, ni même l’océan de ténèbres dans lequel elle semble plongée, non – c’est cet étrange visage aux yeux vides qu’elle a sur le corps, et qui nous scrute en permanence.

Quelque chose approche, je ne sais pas quoi. À trop jouer les aventuriers on se perd parfois en chemin, dans des lieux complexes où des forces ancestrales reprennent leurs droits et menacent la possibilité d’un retour à la normale.

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Rapidement dans le livre de K. Dick, on apprend que le D-Liss ne constitue pas un grand danger en comparaison du K-Priss, drogue infernale qui arrive sur le marché. Le K-Priss ouvre la possibilité d’être bloqué dans un monde alternatif des années durant, alors que quelques secondes seulement se sont écoulées dans le monde réel. Peut-être que l’explication à tout cela est non-humaine. Une chose est sûre, il est désormais clair que la projection peut se mélanger avec le réel, et qu’il n’y a plus de frontière entre les mondes, l’illusion-translation et la vraie vie.

La fusion du réel et de l’artificiel produit l’étrange, et je suis sûr que pour certains, les analyses de Split II et de Black Magick Cannot Cross Water pourraient s’intervertir. Toujours en musique, des pionniers comme Ron Nagorcka l’ont d’ailleurs bien compris (je vous recommande Lovregana les yeux fermés, pour approfondir) : en mélangeant le birdsong, les enregistrements d’oiseaux captés sur le terrain, aux synthétiseurs et au drone, l’artificiel et le réel fusionnent dans un tout étrange et fascinant.

Le sujet est dense, complexe, fascinant, et je ne compte pas m’arrêter là. Pardonnez-moi le léger écart à la ligne éditoriale habituelle, j’y reviendrai. Je pense néanmoins que décrire les logiques propres à l’étrange dans l’art, autour des sensations d’inconfort, du rêve, de la structuration de l’imaginaire, permet de mieux comprendre l’underground au sens large – et donc des musiques extrêmes. Dans cette quête sans fin, j’essaye de mettre sur papier mes obsessions, d’en tirer une réflexion, et de tisser des liens entre les œuvres. En attendant la prochaine, vous reprendrez bien un peu de D-Liss ?

 

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J'espère que cette sélection vous a plu. En attendant la prochaine, vous pouvez me suivre ponctuellement sur Horns Up, sur l'émission Horns Up, et via mes réseaux (@chevaldeglace).