Swans + Norman Westberg @Bruxelles
Le Botanique (Orangerie) - Bruxelles
Difficile de trouver quelque chose à redire sur la programmation du Botanique en ce moment. Après Bohren & der Club of Gore il y a quelques semaines, Armand Hammer et Nuovo Testamento entre temps dont je ne vous parlerai pas ici, place à la légende Swans en ce jeudi soir.
Dans chacun de mes live-reports, j’essaye de donner quelques clés de compréhension aux lecteurs sur les artistes dont je parle, ce qui est aussi ma façon à moi de parler de musique live. Force est de constater qu’il est difficile de résumer Swans, mais je vais quand même essayer, tout en précisant que je ne suis pas un spécialiste de ce groupe à la discographie (et l’histoire) unanimement dense (nombre d’albums et longueur de ceux-ci, richesse des compositions et de l’univers…).
Pour la faire vite, le groupe est formé au début des années 1980 et se situe à la fois à l’intersection de plusieurs scènes (indus, punk, noise/alternative rock au sens très large…) et dans sa propre marge. De la même façon, les disques de Swans, s’ils s’inscrivent dans des courants existants, ne sont pas vraiment des témoignages de l’époque, précisément aussi car ils sont toujours à l’avant-garde et ne ressemblent généralement à pas grand-chose d’autre. En bref, Swans fait partie de ces formations ambigües, existant à la fois par elle-même mais aussi en relation avec tout un tas d’acteurs de la musique extrême au sens très large.
Avant de vous parler du concert en lui-même, il faut également souligner que Swans n’avait pas tourné, avant cette année, depuis 2017. Cela signifie plusieurs choses. Tout d’abord, que le groupe n’avait pas eu l’occasion de défendre sur scène les morceaux de leaving meaning (le covid n’y est pas pour rien), album sorti en 2019. Aussi, que les musiciens n’ont pas arrêté de tourner depuis mai dernier, avec deux tournées européennes et une tournée américaine au compteur. En outre, l’album The Beggar (2023) est sorti entre temps, le sixième depuis la reformation de Swans en 2010.
C’est un autre élément qu’il faut en effet garder à l’esprit : le groupe splitte en 1997, un après la sortie de Soundtrack for the Blind, son plus gros succès critique jusqu’à lors. À ce moment-là, Michael Gira, le leader, part fonder le groupe Angels of Light, avant que Swans ne renaisse de ses cendres en 2010 (c’est pas le bon piaf, mais on va garder l’image quand même). Dès lors, chacun des nouveaux albums du groupe est un vrai succès, tant pour la critique que pour le public, celui-ci se renouvelant grandement par ailleurs. Place aux concerts maintenant.
Norman Westberg
Une deuxième dose d’explications est nécessaire avant de parler du concert de Norman Westberg, la première partie de ce soir. Le public, déjà bien fourni, le sait : Norman est l’un des membres historiques de Swans, présent depuis le premier album, qui continue de graviter autour du groupe même s’il ne fait plus partie de son line-up officiel.
Pour ce seul en scène véritablement anti spectaculaire (pas de lightshow, peu d’interaction avec le public), Norman livrera une performance résolument tournée vers les musiques drone et ambient. Très rapidement, il est difficile de ne pas constater l’énorme degré de maîtrise du gars, qui arrive à produire un son d’une puissance folle, ultra massif et aérien. Comme souvent avec les concerts du genre, tout semble tourner autour des boucles et variations sur celles-ci, avec seulement quelques pédales et une guitare.
Plus d’une quarantaine de minutes durant, on alterne entre différents paysages, atmosphères, plus obscures, menaçantes, puis à nouveau lumineuses. C’est finalement assez classique, mais particulièrement réussi, avec plusieurs « détails » qui font leur petit effet, comme l’utilisation d’un sablier pour timer la performance, ou l’imposant matos de Swans en arrière-plan. Aussi, je recommanderais aux lecteurs intéressés d’aller jeter une oreille à son album After Vacation (2018), qui avait fait son petit effet à sa sortie.
©Hugues de Castillo / Liberation Frequency
Swans
Avant que le concert de Swans ne commence, on se rappelle plusieurs choses. Tout d’abord, que le groupe a la réputation de jouer fort, mais genre très fort. C’est comme ça, ça l’a toujours été, à tel point que Michael Gira regrettait récemment dans plusieurs interviews de devoir baisser un peu le volume (pour des raisons de santé, on l’imagine ?). Aussi, les concerts de Swans sont réputés pour être particulièrement longs et intenses. De mon côté, c’est la première fois que je vois le groupe en concert, et je dois bien avouer qu’il est difficile de résumer la performance, de poser les bons mots dessus.
Le premier élément marquant est le nombre conséquent d’instruments présents sur scène. C’est bien simple : chaque musicien joue de plusieurs instruments, dont certains qu’on n’a pas franchement l’habitude de voir (des genres de lap-steel et autres instruments à plat). Au milieu, on retrouve donc Michael Gira, assis avec sa guitare, qui s’impose durant le concert comme un véritable chef d’orchestre, montrant qu’il sait pertinemment où il va (la dureté de son visage, le côté très magnétique de son regard y participe).
Ce côté directif, solennel et incarné, est aussi à mettre en relation avec le processus créatif du groupe. Pour The Beggar, les albums précédents très probablement, les morceaux sont d’abord composés à la guitare acoustique par Michael Gira, avant d’être répétés (en condition live, donc) par l'ensemble du groupe. Ces répétitions durent plusieurs semaines avant que l’album ne soit enregistré, les morceaux évoluant avec le temps. Une fois l’album sorti, le groupe répète en vue des tournées, ce qui permet aux morceaux d’évoluer une nouvelle fois, de ne pas rester statiques. Un petit calcul permet de s’en rendre compte : outre le dernier titre, « Birthing », qui est un inédit pas encore sorti, l’ensemble des morceaux de la setlist, pris dans leur version studio, culmine grosso modo à 60 minutes. Pourtant, le concert de ce soir a duré près de 2h30.
On voit très clairement dès le premier morceau vers quoi Gira et sa bande vont nous emmener. On démarre « doucement », guitare et chant, avant que les musiciens se greffent progressivement au morceau, et que les couches de son se multiplient. Ce titre-ci, particulièrement, prend la forme d’une montée en puissance constante, avec un vrai côté extatique, notamment lorsque Michael Gira se lève pour guider la troupe, incarnant physiquement la musique, et multipliant les gestes à destination des autres musiciens. Le final est ultra intense, et l’on enchaîne sans transition avec le titre suivant.
©Hugues de Castillo / Liberation Frequency
Cette capacité à incarner une musique si compliquée à décrire est aussi l’un des aspects importants, à mon sens, des live de Swans. Malgré le côté cérébral, a priori, des albums du groupe, on revient finalement à quelque chose de très organique, ce qui n’est pas sans lien avec le processus créatif évoqué plus haut. En fait, on se rappelle que l’art est avant tout un rapport aux sens, aux corps, aux ressentis, ce que l’analyse ne devrait jamais balayer, même si les critiques ont souvent tendance à l’oublier (moi inclus). Cela passe par ce que l'on voit, ce que l'on entend, mais aussi ce que l'on ressent. Sur ce dernier point, le volume sonore est évidemment un critère à prendre compte, car il permet aussi de faire exister à leur juste place les vibrations émanant des instruments. Swans n’est pas un groupe qui fait du bruit dans ce seul but, non, et il y a d’ailleurs une véritable magie à cela : les couches de vibrations, les boucles passées sous effets, se multiplient, s’additionnent, sans jamais que cela soit choquant – ni que l’on sache réellement d’où elles proviennent. L’expérience sensorielle est totale, mais rien n’est fait au hasard, ou dans un seul but ostentatoire. Le côté drone est là car il est l'émanation logique de cette architecture, non car il s'agit du style de Swans.
Difficile selon moi de revenir sur tout ce qui a fait le charme de ce concert. Je pourrais vous parler de toute la beauté de certains moments où les musiciens jouent en symétrie, notamment lorsqu’on passe sur une configuration à deux batteurs, mais aussi lors des différents changements d’instruments (melodica, tambourins…). Aussi, de certains titres plus folks, singer-songwritter (est-ce que le Swans d’aujourd’hui ne serait pas autre chose que cela, poussé dans ses retranchements, finalement ?), comme le superbe « Cathedrals of Heaven » et son côté Current 93, au final déchirant, ou encore la berceuse tubesque et dépressive « No More of This ». En outre, le dernier titre du set, un inédit donc, se révèle être un excellent morceau, très long encore une fois, avec une tonne de chouettes idées de composition. Il sera d’ailleurs raccourci lorsqu’un technicien amène sur scène un papier sur lequel est inscrit en lettres capitales « Sound curfew now !!! ». Un problème de communication entre les organisateurs et le groupe ? Difficile à dire. La réaction de Gira ne se fera pas attendre, qui après en avoir rigolé avec le public, indiquera froidement ne plus jamais vouloir jouer dans cette salle.
Je terminerai en incitant chaque lecteur à aller voir Swans en concert, dès que l’occasion se présentera à nouveau. Le set est long, certes, ce qui peut effrayer, mais c’est finalement pour mieux récompenser l’auditoire par des montées en puissance en apothéose, des moments d’une intensité assez inégalée. Ce, alors que sur chaque ambiance, chaque progression, pèse l’empreinte de Michael Gira, artiste légendaire, et de sa troupe très internationale, cinq membres tous aussi doués les uns que les autres. Mais si j’insiste sur Gira, c’est aussi car les thèmes qu’il développe sur ses disques, notamment la mort et l’inévitable dans le dernier, planent tout le long sur le set, et viennent nous saisir à la gorge régulièrement. Pas étonnant qu’il ait à cœur de bien faire les choses, et de ne pas trop vouloir qu’on obstrue sa vision de son art.
Setlist (variations possibles, à confirmer) :
1. The Beggar
2. The Hanging Man
3. The Memorious
4. Cathedrals of Heaven
5. No More of This
6. Leaving Meaning
7. Birthing
©Hugues de Castillo / Liberation Frequency
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Merci beaucoup à Pascale et l’équipe du Botanique pour la soirée, à Hugues pour les photos, et à Swans pour le concert d’anthologie.