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[Tribune Libre] - La théâtralité dans les concerts d'Alice Cooper

dimanche 20 janvier 2013
U-Zine

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La théâtralité dans les concerts d'Alice Cooper, l'esthétique de l'humour noir et de l’œuvre d'art totale populaire

Le 2 août 2012, au Théâtre Jean Deschamps de Carcassonne, le concert d'Alice Cooper a dépassé de bien loin toutes les espérances du public : l'artiste américain a su convaincre un auditoire de plusieurs milliers de spectateurs par son charisme, sa voix légendaire et sa prestation scénique (et ce, malgré ses 64 ans )! C'est en « homme complet », nietzschéen , que tous ont pu apprécier ce spectacle total, alliant sensations auditives et visuelles. Rien n'est laissé au hasard dans les concerts d'Alice Cooper : des procédés théâtraux, d'abord étudiés avec minutie sont ensuite utilisés avec malice pour accompagner l'artiste et son œuvre musicale. Ainsi, dès la chute d'un immense rideau qui cachait la scène aux yeux du public avant l'apparition d'Alice, la théâtralité est omniprésente. Le caractère théâtral du concert s'affirme alors par la suite, au fur et à mesure que le show déploie ses effets : le spectacle musical s'articule à l'évidence autour du regard du spectateur dans une pensée proprement théâtrale. Mais comment Alice Cooper dépasse-t-il la simple recherche du spectaculaire en jouant sur scène avec tous les codes du théâtre ? Comment la théâtralité devient-elle ainsi une composante essentielle de ses concerts, dans le but de faire apparaître l'artiste dans toute sa majesté ?

A première vue, Alice Cooper semble maltraiter la théâtralité en la faisant sortir de son domaine premier : dégénérée, instrumentalisée, elle perd de sa noblesse en servant un artiste et son show. Mais c'est une perspective bien réductrice qui ne prend pas en compte toute la diversité des éléments théâtraux mis à contribution dans ce concert, éléments qui deviennent très vite constitutifs du mythe Alice Cooper. Grâce à des prestations scéniques uniques, propres à lui seul, l'artiste a su créer une réelle communion entre son public et lui, remettant au goût du jour une certaine forme d’œuvre d'art totale de type wagnérien² , et ce dans une perspective populaire.
 

La théâtralité dégénérée et instrumentalisée : la recherche de « l'effet pour l'effet » au service de l'artiste et de sa musique

Le show gratuit : la théâtralité dégénérée
 


Une entrée en scène spectaculaire

La recherche de « l'effet pour l'effet » est bien présente dès l'apparition d'Alice Cooper sur scène : le rideau le découvre sur un praticable de trois mètres de haut, les mains écartées, jetant des feux d'artifice vers le public. Cet acte, visuellement très impressionnant, a pour but de créer une image scénique forte pour marquer le public, et ce dès le début du concert, afin d'emporter son adhésion dès les premiers accords de guitare. En effet, les feux d'artifices sont assez communément utilisés lors des concerts de métal et de hard rock pour revigorer l'enthousiasme des spectateurs et déclencher un tonnerre d'applaudissements. Par la suite, Alice Cooper semble tomber une nouvelle fois dans le show gratuit lorsqu'il apparaît sur scène avec son boa autour du cou devant une foule en délire.


Le célèbre maquillage d'Alice Cooper

Ce reptile, aussi fascinant qu'inquiétant, ne peut laisser le spectateur de glace : il est très rare de pouvoir admirer sur scène des animaux vivants, d'autant plus ceux que le grand public craint particulièrement. Les spectateurs sont également conquis lorsqu'Alice, de son fleuret d'argent aussi étincelant qu'acéré éclate d'énormes ballons colorés en milliers de confettis. Ainsi, feux d'artifices, serpent et armes, objets dangereux et n'ayant absolument rien à faire sur une scène, font le bonheur d'un public amateur de Shock Rock . Après avoir seulement suggéré la violence par ces éléments, Alice la rend effective en martyrisant une poupée de chiffon : il la frappe, la lance en l'air puis au sol, lui fait prendre des positions impossible à reproduire pour un être humain normalement constitué... Tout en restant « politiquement correct » (il ne s'agit après tout que d'une poupée), Alice Cooper montre bien une volonté de provoquer le spectateur, assez pour que celui-ci l'accepte et en redemande. Ainsi, la théâtralité au sens de mise en scène, de calcul, de pensée des éléments visuels et scéniques, semble dégénérée et perd la grandeur que lui confère une scène de théâtre.

Une mise en avant de la musique et de l'artiste : une théâtralité instrumentalisée

Mais la théâtralité est aussi utilisée pour mettre en évidence, pour appuyer la musique. En effet, les jeux de lumière sont orchestrés de manière à illustrer une chanson, scander un refrain ou une ligne mélodique forte. A plusieurs reprises, en fin de morceau, Alice Cooper lui même semble commander aux projecteurs : sur les derniers coups de caisse claire de ses plus grands titres, l'artiste en levant sa canne, en brandissant son poing ou en frappant du pied marque un tempo que les lumières soulignent habilement en clignotant ou en changeant de couleur, pour le plus grand plaisir d'un public ébloui. Une mise en scène complexe est aussi convoquée sur la chanson I love the Dead pour mettre cette fois en valeur non pas le rythme mais les paroles de la chanson. C'est ainsi qu'une guillotine est amenée sur scène par deux bourreaux vêtus de noir, sous des roulements de tambours : ceux-ci se livrent à un véritable numéro de prestidigitation chorégraphié en procédant à la décapitation d'Alice après avoir fait tourner plusieurs fois l'engin meurtrier sur lui-même. La mise en scène est alors instrumentalisée, et utilisée dans le but de mettre la musique en valeur.

Mais la théâtralité reste avant tout au service de l'artiste et a pour fonction première de le montrer dans toute sa majesté. Tout un dispositif est utilisé pour qu'il soit au centre de la scène, pour que tous les regards convergent vers lui. Pour ce qui est des lumières, une poursuite l'accompagne dans toutes ses allées et venues sur scène, sans jamais le quitter (ses musiciens ne sont alors éclairés que lorsque qu'ils sont proches de lui, dans son cercle lumineux). Une scène surélevée est également aménagée à l'avant-scène, au centre ; une fois qu'il y est perché, bien que ce ne soit que de cinquante centimètres, Alice domine vraiment la scène et les autres artistes. Ainsi, comme au début du concert du haut de son praticable, Alice s'érige en figure plus qu'humaine, omniprésente (car l'artiste ne quitte que très brièvement la scène pour changer de costume). L'organisation de la scène et le jeu des lumières ne sont dès lors que des instruments au service de la déification du charismatique Alice Cooper, chef d'orchestre de son propre concert.

Malgré sa réelle soumission à la performance scénique, le théâtre est au centre de ce concert. Alice Cooper pense la théâtralité bien qu'il l'utilise à des fins qu'un puriste qualifierait de populaire, voire populiste : peut-on alors parler d'esthétique théâtrale dans un concert de hard rock ?
 

Un spectacle pensé dans les codes du théâtre : plus qu'instrument, la théâtralité comme esthétique

Lieu et décors

Le lieu du concert permet déjà de penser en terme de théâtralité ; il s'agit, en effet, d'une salle de théâtre, et pas des moindres ! Le Théâtre Jean Deschamps de Carcassonne est un magnifique théâtre à ciel ouvert, classé Patrimoine Mondial de l'UNESCO, à l’acoustique formidable. La pierre nue de cet édifice participe de l'atmosphère qu'Alice Cooper crée sur scène. C'est une scène de film d'horreur que nous donne à voir Alice lorsque le rideau tombe : tout est étudié pour plonger le spectateur dans un décor inquiétant. Des lumières verdâtres et diffuses nous laissent découvrir des lambeaux de tissus jonchés de toiles d'araignée se balançant au vent, des mannequins grimaçants et ensanglantés disséminés ça et là, un grand panneau « No more Mr Nice Guy »... Et pourtant, ce décor montre tout son artifice, les mannequins sont visiblement en chiffon, le sang est manifestement du colorant : l'intelligence de l'artiste réside dans le fait de convoquer sur scène un univers dont il nous montre les coutures, le public doit ainsi faire un effort d'imagination pour y entrer sans en être vraiment inquiété. Ainsi peut-il aller très loin dans le « gore » dans ses actions scéniques, impossible d'y croire, impossible d'avoir peur et d'être foncièrement choqué : ce n'est pas du vrai ! Alice Cooper sait envahir l'espace scénique de sa personnalité, de son style ; ses choix de mise en scène, radicaux et cohérents nous permettent presque de parler « d'esthétique cooperienne » qui sonne, ma foi, assez bien à l'oreille.

Personnages et jeu

Le décor entre en résonance avec le jeu des artistes qui se font personnages tout au long du concert, et ce, à plusieurs niveaux. Regardons par exemple la figure d'Alice Cooper : il est d'abord civilement Vincent Furnier, en tant que personne réelle. Mais cet homme de chair et de sang s'est créé un personnage : Alice Cooper, reconnaissable grâce à son maquillage noir très particulier, ses cheveux ébouriffés, ses vestes en cuir à clous, ses yeux froncés et son visage délibérément inquiétant.
 


Alice Cooper

Ce personnage vit avec Vincent Furnier, vieillit physiquement avec lui, et survit en quelque sorte à la scène : Vincent Furnier fait des interviews en Alice Cooper, l'incarne lors de soirées... Enfin, à un troisième niveau, Alice Cooper prend différents masques . Lors du concert du 2 août, il incarne tour à tour une araignée (sur la première chanson Black Widow, il porte un costume avec des pattes d'araignée – voir la première image), un savant fou (avec sa veste chirurgicale sale, ses gants en latex rouge et ses lunettes de protection), un chef d'orchestre (dos au public, face à ses musiciens en demi cercle autour de lui, debout sur son estrade, brandissant sa baguette qui n'est autre qu'une béquille tâchée de sang), un faux séducteur (avec une chemise blanche déchirée maculée de sang, maltraitant une poupée)...

Mais Alice n'est pas le seul à se faire personnage. Bien qu'ils soient limités par leur pratique d'un instrument, les musiciens, au nombre de cinq, participent de l'ambiance de la mise en scène : trois d'entre eux sont couverts de sang, Tommy Henriksen et Orienthi Penagaris (guitaristes) ainsi que le batteur Jonathan Mover. Le dernier guitariste, Ryan Roxie, n'est pas en reste pour ce qui est de la création de personnages : il semble rythmer le concert en changeant de couvre-chefs. Si les figures qu'il incarne par ses accessoires ne sont qu'à l'état d'esquisses, ils sont pourtant très marqués : porter tour à tour sur son bandana rouge un panama, des lunettes de moto, des lunettes steampunk et des Rayban de soleil révèle une vraie volonté de se montrer sous des jours et des styles très différents. C'est le bassiste Chuck Garric qui pousse le plus loin son personnage en se lançant pendant tout le concert dans une imitation de Gene Simmons, le bassiste de l’emblématique groupe Kiss, dans le rôle du démon. Il reproduit assez fidèlement (aux dires des fans de ce groupe) les attitudes et les mimiques de ce personnage : dos légèrement courbé en avant, tête rentrée dans les épaules, genoux pliés, dans une position assez bestiale, voire démoniaque. Son regard est très profond, quand il est face au public et lui fait lentement un signe de la main pour l'encourager à applaudir, difficile de ne pas être saisi. Ainsi contribue-t-il de manière évidente à l'aspect faussement inquiétant de la mise en scène du concert, en faisant un clin d’œil à un autre groupe Shock Rock.
 


Orienthi Penagaris à gauche, Chuck Garric à droite


Des fragments de drame

Après Alice–metteur en scène, Alice–acteur et Alice–personnage, l'artiste revêt la casquette de dramaturge, en portant sur scène des fragments de drame. Ainsi esquisse-t-il une histoire d'amour violente entre une poupée et lui, en laissant aux spectateurs le soin d'en deviner toutes les phases. Alice la rencontre d'abord (il ramasse doucement celle qui gisait au sol depuis le début du concert) ; ensuite vient la romance (Alice danse avec elle, l'enlace, chante au creux de son oreille en se caressant avec la main de la poupée) ; puis la passion (assis sur une chaise, il la serre fort en se balançant puis l'embrasse). Finalement, lors de la chanson suivante, il la maltraite, la fait tourner en tous sens avant de la jeter violemment par terre. Alice Cooper nous offre aussi une forme de drame plus intéressante, en jouant avec la part de hasard que comporte l'expérience scénique : ainsi, lorsqu'un homme entre en scène complètement à l'improviste pour photographier les artistes, qu'Alice le chasse sans interrompre son show paraît crédible au spectateur. Mais ce qui pourrait être un imprévu se révèle être orchestré lorsqu'un vrai conflit éclate entre le chanteur et le photographe qui ne veut manifestement pas quitter la scène : après quelques insultes et gestes obscènes, Alice empale le fauteur de trouble avec un pied de micro ! Le spectateur, trompé, est ainsi sidéré pendant une seconde, avant d'éclater de rire devant ce magnifique numéro de prestidigitation à nouveau parfaitement mené. Lieu, décors, personnage, jeu, drame : Alice Cooper utilise les éléments théâtraux en les adaptant à la forme du concert pour imposer son esthétique très reconnaissable à un public qui y adhère sans beaucoup d'hésitation.

Comment se fait cette adhésion, cette conquête du public ? En effet, les spectateurs d'un concert sont pour la plupart facile à convaincre, car ils ont payé leur place, ont fait l'effort de se déplacer pour voir un artiste. Cependant, bien que nous ayons déjà une certaine affection pour Alice Cooper, chaque concert est une épreuve visant à « fidéliser » aussi bien les novices que ceux qui sont déjà de fervents disciples. Pour se faire, Alice utilise divers procédés qui cherchent une réelle communion entre artiste et spectateurs.

Le modèle de l’œuvre d'art totale : le concert rock comme communion physique et spirituelle entre artiste et spectateur

Une esthétique connue et attendue

« Alice ! Alice ! » crient les spectateurs au début du concert. Ils veulent voir ce que donne l'univers musical d'Alice Cooper traduit sur une scène. Après presque cinquante ans de recherche, Alice Cooper a trouvé son esthétique, elle se retrouve dans tous ses concerts, et c'est précisément ce que le public vient voir. Se crée alors un certain nombre d'attentes et de questionnements : comment la scène reproduira-t-elle le décor d'un film d'horreur ? Comment cette fois-ci Alice va-t-il mourir ? Va-t-il être électrocuté comme en 2010, pendu comme lors de concerts précédents ? Comment va-t-il faire pour aller encore plus loin ? C'est ainsi que les « fans » les plus anciens se distinguent des plus récents. L'on attend aussi un certain maquillage et un costume bien défini. Et pourtant, s'il veut reconnaître l'artiste qu'il aime, le spectateur veut être surpris : c'est en cela que tient tout le défi du concert ! C'est pourquoi il est impossible pour Alice Cooper de faire plusieurs fois le même concert, il lui faut toujours les renouveler. Ce soir là, le véritable clou du spectacle, l'innovation totale, est la marionnette géante de quatre mètres de haut qui apparaît lors de la chanson « Feed my Frankenstein ».
 


Frankenstein !

C'est l’événement le plus marquant de tout le concert, celui destiné à frapper les esprits par sa forme monstrueuse : il est très intéressant de voir comment, à nouveau, Alice Cooper montre sa volonté de choquer le spectateur par la présence du monstrueux sur scène, tout en en montrant ses limites. Ainsi cette marionnette se mouvait très facilement comme si elle eût été vivante. Elle était de ce point de vue assez réaliste, mais ses pieds étaient très visiblement en latex, sa tête en papier mâché ; même les lambeaux de ses vêtements marquaient son état de marionnette ! Alice Cooper sait aussi s'adapter à son public pour mieux le surprendre : c'est ainsi qu'il revient sur scène après le premier rappel en brandissant un énorme drapeau français, vêtu d'un haut-de-forme et d'un queue-de-pie argentés ! C'est cette esthétique bien définie que les spectateurs viennent voir dans les concerts d'Alice Cooper, sûrs à la fois de l'y retrouver et de la voir subvertie avec humour noir, dans un beau moment de partage musical.



« Touchez, ceci est mon corps »

Alice Cooper tisse d'abord des liens entre le public et lui par sa présence physique. En effet, il est dans une adresse permanente aux spectateurs, il est visuellement toujours face à eux et interagit assez peu avec ses musiciens. Il use de tous les procédés classiques de la prise à partie du public dans un concert, il l'encourage à applaudir en tapant des mains, en battant le rythme du pied, tend son micro pour engager à chanter... Et malgré les centaines de spectateurs présents ce soir là, un rapport intime se noue. Ce peut aussi être grâce à l'absence des traditionnels écrans qui, en général, encadrent la scène dans un concert, et qui n'ont d'autre utilité que de permettre aux spectateurs du fond de mieux voir l'artiste ; cela met étrangement une distance entre public et chanteur, car on ne regarde plus l'homme de chair et d'os mais bien son image, celle que nous pouvions tout aussi bien voir devant notre télévision. Plus que de l'intimité, c'est un rapport charnel qui se crée : chose quasi exceptionnelle, les artistes ont permis aux chanceux du premier rang de les toucher. En effet, loin de venir à l'avant-scène et de s'arrêter à un mètre des spectateurs (comme font la plupart des artistes), les musiciens ont pris le risque de marcher jusqu'au bord de la scène, laissant aux plus téméraires le loisir de toucher leurs jambes et le bas de leurs instruments (et d'en profiter au passage pour voler les médiators collés dessus!).

Le bassiste Chuck Garric va encore plus loin : à la fin du concert, il s'avance vers le public, s'agenouille au bord de la scène et pose une poignée de médiators sur son torse nu... à portée des mains avides des spectatrices en transe. C'est un pur moment de fusion électrique qui laisse les « élues » proches du délire. Car en effet, Alice Cooper montre une volonté de séduire le public dans ses concerts, au sens propre du terme. Les femmes sont d'abord visées : il se donne l'image d'un vrai séducteur, d'un mauvais garçon tout de cuir vêtu, dangereux et donc, forcément, désirable. Mais son prénom féminin, son maquillage outré et son goût pour les paillettes le plonge dans un entre-deux troublant, qui pour moi, crée une incertitude d'autant plus attirante, et qui lui laisse une place importante dans la lignée des chanteurs androgynes . Mais les hommes ne sont pas en reste dans cette entreprise de séduction. C'est en la personne d'Orianthi qu'ils trouvent leur compte : belle blonde au regard fuyant et mystérieux, elle est aussi une excellente guitariste qui sait charmer autant par son physique que par son talent. Ainsi Alice Cooper donne une tonalité très intime, très charnelle à ses concerts bien qu'il ne soit lui même que très peu en contact physique avec les spectateurs.


La création d'un mythe

C'est plus subtilement qu'Alice est lié à son public: après s'être érigé maître de la scène, de nature quasi divine, il ne peut décemment pas se jeter dans la fosse ! Il traite les spectateurs non pas comme une foule, mais comme des individus bien différenciés. C'est ainsi qu'il envoie des baisers en ciblant les spectatrices, il donne la plupart du temps ses objets et ne les lance pas, il pointe certaines personnes du doigt pendant qu'il chante, et m'a personnellement permis de lui prendre la main sur sa célèbre chanson Poison... moi, élue parmi les élus ! C'est avec intention que je file cette métaphore religieuse : il s'agit de faire comprendre la réelle communion artistique qui s'instaure entre l'artiste et chaque spectateur par laquelle Alice Cooper accède à un statut plus qu'humain. Cette communion est rendue possible par la forme même du concert : la musique entoure le spectateur, le pénètre, les basses le font résonner, et toutes les personnes qui l’entourent de si près ressentent la même choses. C'est cette transe partagée, due surtout à l'utilisation d'une musique très forte qui rapproche les concerts d'Alice Cooper de l’œuvre d'art totale au sens wagnérien : la musique omniprésente, la voix profonde d'Alice, le spectacle visuellement impressionnant, la chaleur humaine dans la fosse, le contact physique des autres spectateurs et des artistes, et l'odeur animale de centaines de personnes faisant honneur au spectacle qu'on leur offre ! Tous les sens sont sollicités pour une expérience et une jouissance totale où les spectateurs, aussi différents soient-il, forment une vraie communauté.
 

*

Ainsi, la théâtralité paraît essentielle dans les productions scéniques d'Alice Cooper. Au delà de la recherche de l'effet (pourtant présente), c'est grâce à sa très intelligente utilisation que Vincent Furnier a pu définir le style qui lui est propre et s'ériger en mythe musical vivant : il a su créer par le théâtre, un univers, une véritable esthétique, provocant l'adhésion instantanée des spectateurs, puis l'attente réelle d'un certain type de show dans le cœur de ses fans. La monstruosité de ses concerts mâtinés d'humour noir l'ont vraiment rendu célèbre, car le spectateur est en quelque sorte libre de les interpréter : il peut décider de compléter ce qui n'est pas réaliste par la force de son imagination afin d'être bouleversé voire choqué par les images scéniques, ou peut garder la distance ironique que nous suggère le show. Ainsi se dévoile la vraie pensée théâtrale du grand Alice Cooper. C'est sur scène que son personnage aux yeux cernés de noir a pu naître et vieillir depuis les années 60, séduisant à chaque concert un public pour la plupart déjà conquis, s'érigeant maintenant en figure mythique du Hard Rock.

Les héritiers musicaux d'Alice Cooper, comme par exemple le bien connu Marilyn Manson, ont poussé son esthétique de l'horreur à l’extrême : ainsi ne voit-on plus les coutures du spectacle, c'est à l'état brut que l'on entre dans une atmosphère glauque et inquiétante, avec un personnage vraiment effrayant, présenté dans toute sa grossièreté. Il s'est lui aussi créé une figure mythique, donnant lieu à toute sortes de rumeurs sur des atrocités commises sur scène, proches du sadisme et de l'insulte au public. Cela ouvre une réflexion sur la radicalité : effectivement, il est possible de critiquer la décence d'Alice Cooper « au pays des merveilles » et de prôner plus de réalisme, mais cela semble se faire au détriment d'une possible communion entre artiste et public, ce que personnellement je ne suis pas prête à sacrifier sur l'autel du divin métal.

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1 - La Naissance de la tragédie, Nietzsche
2 - L’œuvre d'art totale, collectif sous la direction de Denis Babet
3 - Show : terme anglais qui signifie « spectacle » et que j'utilise dans une optique plus péjorative que son équivalent français ; il faut entendre derrière toute la gratuité d'un effet scénique n'ayant pour but que la séduction d'un spectateur amateur de spectaculaire.
4 - Shock Rock : Le terme de Shock rock désigne les groupes de style musicaux différents associant la musique rock à des prestations scéniques choquantes, montrant en concert du sexe et/ou de la violence en visant explicitement à provoquer. Bien qu'il soit souvent utilisé à tort pour classer musicalement certains groupes, le Shock Rock n'est pas un style musical à proprement parler puisqu'il ne décrit qu'une manière d'agir sur scène. Screamin' Jay Hawkins est généralement considéré comme à l'origine du mouvement dans les années 50 mais c'est Alice Cooper qui a su lui donner ses lettres de noblesses dès le début de sa carrière.
5 - Poursuite : Projecteur mobile visant à éclairer une zone très réduite, souvent de forme ronde, d'une lumière très puissante. Il est souvent utilisé pour mettre en valeur un artiste tout en lui laissant une grande liberté de mouvement.
6 - Masque : étymologiquement, ce terme vient du latin persona, qui signifie « masque ». Porter un masque, c'est incarner un personna
7 - Quelques chanteurs androgynes des plus connus : David Bowie, Robert Smith (The Cure), Brian Molko (Placebo)...