Why not ?
La carrière des acteurs majeurs d’un style est souvent marquée par des noms pour qualifier leurs albums : la révélation, la consécration, la maturité, le retour… Ce sont des jalons qui permettent de classer des moments musicaux dans une temporalité, même si elle est parfois un argument marketing. Les Anglais de Haken ont fait un choix qui en surprendra plus d’un pour leur septième opus, Fauna : ils ont visé l’audace. Pour un groupe établi, dont la réputation n’est plus à faire, qui a su créer une marque de fabrique, un visuel, un concept presque, il faut être sûr de soi pour se lancer.
Et ils l’ont fait. Fauna, comme son nom l’indique, nous rapproche de la nature, comme un concept album dont le lien entre les titres serait thématique plus que diégétique. On sait que les Anglais ont en général un lien particulier avec les animaux, bien plus que n’importe quel autre pays occidental ; mais de là à s’imaginer que l’idée ou ce lien puisse s’exporter, il y a un grand pas. Ici on ne parle pas d’animaux de compagnie mais plutôt d’espèce qui ne sont pas endémiques outre-Manche. Et là, on trouve la première intrusion de l’audace dans l’artwork : sur la pochette, tous les animaux évoqués dans les chansons sont représentés. Comme un « où est Charlie ? » géant et assez amusant. L’illustration est vraiment réussie, comme un tableau aux accents victoriens, bourré de détails qui attirent l’œil et l’attention de toute part.
Autre point qui tient de la prise de risque, surtout pour un album concept que l’on ne tient pas forcément à dévoiler au grand public dans tous ses détails afin de garder un peu de mystère, ce sont les singles. Quatre titres, dont les trois qui ouvrent l’album : « Taurus », « Nightingale » et « The Alphabet of Me » sortent pour préparer les fans à ce safari. Puis pour la Saint Valentin, le groupe sort « Lovebite », avec un clip assez gore, puisqu’il s’agit d’une chanson sur la veuve noire, araignée qui dévore son partenaire après l’accouplement. Très vite, on sent l'immense variété de ce Fauna. « Taurus » est un pur titre de prog metal à la sauce Haken, très rude, en conservant leur son de guitare, plus accessible mais en même temps assez dense pour ouvrir l’album sur de bons rails. L’idée de ce titre étant de reproduire la cavalcade des gnous en migration. Puis « Nightingale » va désarçonner l’auditeur car on emprunte de réelles montagnes russes : refrains progs, couplets très doux et mélodiques, beaucoup de structures complexes, qui sont parfois dures d’approche. On est loin du chant doux et mélodieux du rossignol. Il faut vraiment s’accrocher pour ressentir le potentiel de ce titre d’une incroyable précision.
Puis Haken va enchainer des morceaux sur lesquels ils vont montrer leur maitrise, leur capacité à faire enfler puis dégonfler la tension, que l’on commence par de la distorsion comme « Beneath the White Rainbow », une ligne de basse folle sur « Island In The Clouds » ou un groove de batterie tout en finesse sur « Sempiternal Beings ». Vous allez naviguer sur des vagues, les émotions vont changer, mais toujours avec une grande finesse technique, presque toujours au-delà des six minutes. Même si ces développements sont souvent prévisibles lorsque l’on connait le groupe, leur envie d’explorer de nouveaux sons est intacte ; peut-être grâce au retour de leur clavier de toujours Peter Jones.
Le groupe touche aussi aux extrêmes. D'un côté, « Lovebite », chanson courte, dégoulinante de pop aux couleurs de tube metal qui donne envie de danser malgré le thème peu ragoutant. Et à l’autre bout du spectre, le monument de Fauna, « Elephants Never Forget », qui atteint les onze minutes. On touche là du doigt les extraordinaires compétences de composition du groupe. On plante le thème dès le début de la chanson en mélangeant du rock classieux avec un refrain suave, des couplets prog complétement fous et un chant déstructuré ; sans même parler de ce passage musical tellement proche de Dream Theater qui vient en peupler son sein. Quoi de mieux pour rendre hommage à ce mastodonte de la musique ?
Haken est désormais tellement à l’aise avec ce qu'ils sont, ce qu'ils font, qu’ils peuvent tout se permettre. Ils y mettent toujours cet ingrédient spécial qui va rendre leur musique unique. Fauna est une réussite de bout en bout mais qui va vous triturer les méninges. Ne pensez pas qu’ils ont succombé aux sirènes du metal commercial. Bien au contraire, ils restent un groupe d’une exigence folle, aux compositions travaillées et audacieuses. Et cette fois, libérés de leur joug cyber science-fiction, ils ont pu aller explorer ailleurs et le règne animal leur en sait gré. Pour terminer, quoi de mieux que de rendre hommage à l'excellent podcast Vivement Doomanche sur la pertinence du format album qui prend ici une résonnance particulière et propose une réponse hybride à tous les arguments discutés.
Tracklist:
1. Taurus
2. Nightingale
3. The Alphabet Of Me
4. Sempiternal Beings
5. Beneath The White Rainbow
6. Island In The Clouds
7. Lovebite
8. Elephants Never Forget
9. Eyes Of Ebony