Chroniqueur doom, black, postcore, stoner, death, indus, expérimental et avant-garde. Podcast : Apocalypse
Voilà trente ans que Meshuggah existe, et facilement vingt ans que chaque album des Suédois est attendu de pied ferme par des fans de plus en plus nombreux. Le combo d'Umeå fait partie de cette catégorie très restreinte de groupe ayant défriché un pan entier de la musique, aujourd'hui résumé par le terme djent en ce qui concerne Haake et sa bande. Mais là où Meshuggah impressionne toujours autant (voire plus), c'est qu'en plus d'avoir jeté les bases d'un genre nouveau, dans lequel se sont logiquement engoufrés une flopée d'héritiers en devenir, les Suédois restent maîtres absolus sur leur terrain de jeux. Oui, il y a d'autres très bon groupes de djent, mais non, aucun ne surpasse le maître à ce jour. Et parvenir à rester au sommet d'une pyramide qu'on a soi-même construite sur deux décennies, qui plus est deux décennies marquées par une temporalité de plus en plus courte, ce n'est pas une mince affaire.
C'est pourtant ce que Meshuggah a fait et continue de faire. Vous avez déjà vu la note, vous savez donc déjà que ce n'est pas The Violent Sleep Of Reason qui fera choir Meshuggah de son trône. Ce huitième album marque un retour aux sources par sa méthode d'enregistrement : assisté de machines en tous genres pour ses dernières sorties, le groupe, bénéficiant de davantage de temps pour la production, a décidé de revenir aux prises live pour cet album. Dans le résultat sonore, la différence n'est pas flagrante, on a toujours ces guitares massives, grasses et rugueuses, toujours ce son reconnaissable entre mille et qui immédiatement vous prend aux tripes. The Violent Sleep Of Reason a été enregistré à l'ancienne donc, mais il n'en est pas moins aussi moderne que ses prédecesseurs, loin s'en faut. Dès l'ouverture du Clockworks, Meshuggah donne sa leçon à tout le monde : patterns de batterie complètement fous (ce nombre de ghostnotes, affolant !), riffs en béton et ambiance de fin du monde au rendez-vous. Tomas Haake prouve une fois de plus, si cela était nécessaire, qu'il est l'un des tous meilleurs batteurs de la planète (le meilleur ? possible), avec un sens du groove et du décalage rythmique tellement personnel, tellement fin et précis, tellement imparable et efficace que c'en est presque agaçant (en vrai non, c'est juste jouissif). Si son jeu tentaculaire sur Clockworks ne vous suffit pas, prenez une minute pour comprendre ce qu'il se passe sur le début de Born In Dissonance. Le riff n'est pas le plus compliqué qu'a sorti le groupe, même relativement simple, presque convenu dans le champ du djent. Mais là-dessus arrive Haake, et Haake, c'est l'arme fatale, le tueur : et si rien d'affolant ne se passe sur la grosse caisse (ça suit le riff, simplement), amusez-vous à suivre la caisse claire. Et voilà, vous êtes perdus. Et ça, c'est purement la démonstration de la maîtrise de Meshuggah : ok, les petits jeunes veulent s'amuser avec nos jouets, faire des riffs tordus, prenons un truc un peu facile qu'ils font beaucoup et on leur met leur rouste, juste pour rire.
Plus sérieusement, Meshuggah n'en a sans doute rien à cirer de ce que font les petits jeunes en question, le groupe se contente simplement de produire ce qu'il fait de mieux, et ça relègue tout bêtement la concurrence loin derrière. En même temps, comment espérer un jour rivaliser avec des perles comme MonstroCity, Ivory Tower ou Nostrum ? Riffing de l'espace, soli venu d'encore plus loin, lourdeur, profondeur, destruction, reconstruction, tout s'enchaîne avec une fluidité hallucinante, on se ballade, égaré et heureux de l'être, dans ces vagues sonores, ces longues plages riches et denses. À l'image de l'artwork de Keerych Luminokaya, créé avec la même patte graphique que Koloss, The Violent Sleep of Reason emprunte des éléments de son grand frère, avec en premier lieu la lourdeur. On trouve quelques titres qui n'auraient pas été déplacés sur Koloss (et qui ne le sont pas non plus ici), notamment By The Ton et Into Decay. Le premier est, une nouvelle fois, un enfer rythmique à la batterie, les riffs flottent un peu et Haake en profite pour faire tomber ses coups de caisse claire quand ça lui chante, ce mec est un vrai poulpe, indépendance absolue de chaque membre. Quant au second, c'est le dernier coup de butoir de l'album, l'ultime mandale, alors tant qu'à faire, autant qu'elle soit mémorable. Et elle l'est. Si déjà le reste de l'album évoquait l'apocalypse et la fin du monde, Into Decay en est simplement l'incarnation.
Il y a encore tant à dire sur cet album : les ambiances vicieuses créées par les soli (Violent Sleep Of Reason, MonstroCity), les petites nappes discrètes qui viennent habiller certains morceaux (la belle et onirique transition Stifled/Nostrum), le chant toujours aussi puissant, rauque et agressif de Jens Kidman, les millions de détails qui, malgré le cumul d'écoutes, n'apparaîtront que plus tard, les millions de détails qui sont déjà apparus, bref, l'infinie richesse de Meshuggah nécessiterait des pages et des pages si l'on voulait être exhaustif. Mais voilà qui est inutile autant que vain. Le seul éventuel défaut que l'on pourrait relever sur The Violent Sleep Of Reason est le manque de véritable surprise. Meshuggah reste sur ses acquis, aucun doute là-dessus. Mais les Suédois peaufinent toujours plus leur art, s'introduisent dans les méandres de leur propre création, et la dite création offre tellement de chemins possibles, que, même sans réelle surprise ou changement d'orientation, la nouveauté est au rendez-vous.
Meshuggah règne en maître depuis vingt ans dans l'avant-garde et ne semble pas près de se laisser dépasser. The Violent Sleep Of Reason est une nouvelle étape dans une discographie aussi parfaite qu'homogène, et une preuve supplémentaire que Meshuggah est un des groupes les plus importants de l'histoire du metal. Peu de groupe peuvent se targuer d'avoir inventé un genre, et ils sont encore moins nombreux à rester si longtemps les meilleurs dans le dit genre. Meshuggah y est parvenu, et ne semble pas pressé de mettre un terme à sa domination. Et c'est tant mieux.
Tracklist de The Violent Sleep Of Reason :
01.Clockworks
02.Born In Dissonance
03.MonstroCity
04.By The Ton
05.Violent Sleep Of Reason
06.Ivory Tower
07.Stifled
08.Nostrum
09.Our Rage Won't Die
10.Into Decay