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dimanche 27 octobre 2024

Laibach - Opus Dei Tour @ La Sucrerie

La Sucrerie - Wavre

Matthias

Punkach' renégat hellénophile.

Wavre, petite ville aux alentours de Bruxelles, mais du côté wallon, pour une fois ; son parc d'attractions avec pour mascotte un kangourou orange et sa salle de concert toute neuve. C'est évidemment la seconde, grande structure de béton et de verre nommée La Sucrerie qui m'attire dans les parages. Car c'est là qu'a choisi de se produire Laibach pour son passage en Belgique – le premier, si je ne m'abuse, depuis ce fameux concert au Botanique en mars 2019 avec le camarade Malice, pour la tournée The Sound of Music. Autant dire une autre époque, à tout point de vue ; d'abord, car le monde a bien changé depuis le passage du grand couperet pandémique, et qu'on a tous l'impression d'avoir pris un siècle dans les dents sur ces cinq dernières années. Et ensuite parce que le groupe slovène n'est pas ici pour défendre une nouvelle sortie, mais pour une occasion bien plus spéciale : la réédition en version remastérisée d'Opus Dei, son troisième album, et le premier produit sur un label, en 1987.

Pour qui commence à se faire une bonne idée des performances musicalo-artistiques de Laibach – ce soir, c'est la troisième fois que je vois le groupe sur scène – on sait qu'on peut s'attendre à des surprises. Familiers des remixes, des reprises inattendues et des associations d'idées qui confinent à l'agitprop, les Slovènes ne sont certainement pas là pour rejouer un album emblématique de bout en bout sans y bousculer la moindre note. Première indice, d'ailleurs : l'horaire de la soirée mentionne d'ailleurs bien deux actes, séparés par un entracte, exactement comme au Botanique, où un set hommage aux premières compositions du groupe avait suivi The Sound of Music.

Acte I

Alors oui, bien sûr, sauf que ça serait bien trop simple, trop prévisible. Non, Laibach a décidé de faire l'inverse et de D'ABORD jouer son set surprise. Encore une fois, une compilation de très anciens morceaux, quand Laibach était une facette d'un mouvement artistique à la limite de la clandestinité plutôt qu'un projet musical reconnu. Mais si on reconnaît certaines pistes (l'introduction sur « Vier Personen » évidemment, « Država »), ça n'est pas du tout la même performance qu'il y a cinq ans. Ce n'est pas tant une chape de plomb totalitaire qui s'abat sur nous, cette fois, qu'un déluge de stimuli sonores et visuels ; un autre type d'agression, peut-être d'autant plus violente qu'on ne la comprend pas, en tout cas pas aussi bien que de très humains coups de matraque.

Sur scène aussi, la présence humaine se fait rare, Marina Mårtensson et Milan Fras, de facto les deux visages actuels de Laibach et ce soir tous deux vêtus d'un rouge chaud, ne font que de furtives apparitions. Ce dernier se contentant en général de quelques phrases en slovène (?) avant de s’éclipser, laissant les musiciens se battre avec leurs machines dans une absence totale de la moindre volonté mélodique à laquelle on pourrait se raccrocher.

Côté public, à la moyenne d'âge plutôt élevée et la panse assumée des vieux électrogoth belges, certains sont à fond dedans, tandis que d'autres évacuent, vraisemblablement à la limite du malaise épileptiforme. Il est vrai que visuellement ça pique, c'est un grand trombinoscope d'archives en noir et blanc, de gymnastes esthétisés, de peinture jetée à l'écran. L'expérience est fascinante, mais on ne sait pas toujours sur quel pied danser. Fatalement, on finit par se raccrocher à ce qu'on connaît, même si c'est le toujours aussi terrifiant « Brat moj ». Je pense que sur scène on prend un peu pitié de nous sur la fin, car Laibach termine ce set sur un « Alle gegen Alle » qui permet de se défragmenter des neurones trop encombrés, et puis rideau. Retour à la boucle martiale qui sert de fond sonore depuis le début de la soirée – oui, ça change des rumeurs champêtres de la tournée The Sound of Music, hein.

Setlist:

Vier Personen
Država
Boji
Mi kujemo bodočnost
Smrt in pogin
Anti-Semitism
Ballad of a Thin Man
Brat moj
Alle gegen Alle

Une performance aussi froide et aussi dissonante me laisse déjà à moitié groggy, alors que j'essaie vainement de cogiter sur ce que je viens de voir. Une descente aux enfers avant la rédemption par l'Opus Dei ? Une prédiction transhumaniste apocalyptique ? Inutile de faire des plans sur la comète alors que le « vrai » spectacle va seulement commencer.

Acte II

La boucle martiale mute en véritable intro, celle de « Leben heißt Leben », monument pompier aux airs d'opéra rock germanique – il s'agit d'ailleurs d'une reprise d'un groupe de rock FM allemand, on a tendance à l'oublier. Et pourtant il y a quelque chose de changé ; comme une distance, une froideur tenace et mécanique, loin des envolées baroques de la version classique. La voix de Marina Mårtensson vient toutefois nous rasséréner quelque peu, la véritable diva slovéno-suédoise confirmant le rôle central qu'elle a pris en live pour Laibach. Peut-être plus encore que Mina Špiler en son temps, c'est dire. Milan Fras, pour sa part, incarne plutôt un rôle d'éminence grise ce soir, toujours présent dans l'ombre, et plutôt taiseux, ce qui ne l'empêche pas d'habiter la scène par la seule gravité de sa voix sur un « Leben - Tod » aux airs de champs de marche vers l'apocalypse.

Pour qui serait venu avec en tête les tubes de Laibach époque Spectre,ça serait la débandade assurée, plus encore sans doute qu'au Botanique. Car je serais bien en peine d'identifier un moment un peu léger, un peu dansant ou teinté d'ironie dans ce manifeste dissonant – un rictus de Milan, peut-être, sur « Trans-national », et encore. Non, ça n'est pas pour rigoler que le couple de vocalistes se met à nous réciter des extraits de la Déclaration universelle des droits de l'homme, en particulier ceux traitant du droit d'asile et de la liberté de conscience. On enfoncera le clou avec « The Great Seal », sans doute l'un des morceaux les plus grandiloquents et les plus idéologiquement chargés de l'Opus Dei originel et qui, à mon sens, ferait un très bon hymne européen si la place n'était déjà prise par la Neuvième symphonie de Beethoven (« L'ode à la joie » quoi, vous connaissez). Oui, les fameux mots de Winston Churchill, « We shall never surrender », résonnent encore, en particulier quand tambourine, menaçante, une dame athlétique en uniforme sur les écrans – pour l'anecdote, elle avait joué, et marqué les esprits, lors d'un concert absolument dantesque à Novi Sad en 2005.

Setlist:

Leben heißt Leben
Leben - Tod
Trans-National
F.I.A.T.
How the West Was Won
The Great Seal
Geburt einer Nation
Opus Dei / Leben heißt Leben

Rappels

Les derniers tubes de l'album achèvent la transformation de La Sucrerie en théâtre électro-martial, mais Laibach n'en a pas fini, et cède sans se faire prier aux demandes de rappel d'une audience qui avait pris un peu de temps à se réveiller. « You asked for it » ; jawohl, nous sommes prévenus. Si le clip de « The Engine of Survival  » prolonge le malaise, le concert se termine sur une note plus positive, enfin, avec une reprise de « I Want to Know What Love Is » qui sera chantée par toute la salle, un peu comme une tasse de chocolat chaud après le cauchemar, tandis que Mårtensson et Fras remercient – caméra à la main – les premiers rangs.

Ou pas, en fait. Voilà que Milan Fras revient pour un second rappel, et se met à déclamer sa version un peu remaniée du déjà terrible « Strange Fruit » de Billie Holiday. Je fais le lien dès qu'il nous parle de « cedar tree », mais les images viennent bien vite pour réduire à néant toute ambiguïté : oui, c'est bien Beyrouth. Aujourd'hui, ou peut-être hier, les silhouettes des immeubles criblés d'impacts en guise de troncs décharnés. Des images que je ne reconnais que trop bien, par mon « vrai » boulot.

Laibach ne nous aura vraiment pas épargnés, ce soir. Pas d'ironie, très peu d'espoir, mais un concert-manifeste particulièrement pessimiste sur l'état du monde. Non, le groupe slovène n'était pas là pour rire, même jaune, et je ne saurais dire avec certitude ce qui tenait de sa propre histoire sous le totalitarisme et ce qui relevait de l'avertissement sur notre proche avenir. On tentera de dormir sur ça.

Setlist:

The Engine of Survival
Each Man Kills the Thing He Loves
I Want to Know What Love Is
Strange Fruit