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Album

02 juin 2024 - Rodolphe

Eivør

Enn

LabelSeason of Mist
styleDark electronica
formatAlbum
paysÎles Féroé
sortiejuin 2024
La note de
Rodolphe
8.5/10


Rodolphe

La caution grunge du webzine.

8 octobre 2023. Eivør, la « Björk des Féroé », fait son entrée sur la scène de l’Harpa – une institution culturelle située à proximité de la baie de Reykjavík. Devant un public averti, exigeant – discipliné même –, l’artiste surdouée déroule une setlist caméléon, à la croisée de plusieurs genres (électro-pop, pop folk, musique païenne). Loin de s’inscrire dans un style unique, prédéfini par les études de jazz qu’elle a suivies il y a près de vingt-cinq ans, elle s’affranchit des étiquettes. Sa signature avec Season of Mist en est la preuve. Mais l’intérêt du label vis-à-vis d’Eivør peut s’expliquer. Tout d’abord, en raison de la proximité qu’elle entretient avec des figures – pour certaines tutélaires – du neofolk moderne (Einar Selvik, Heilung). Ensuite, son 8ᵉ album Slør paru en 2015, a insufflé une nouvelle dynamique à sa carrière, en représentant d'une part un succès commercial au Royaume-Uni, et d'autre part, en intégrant du chant guttural.

L’atmosphère d’Enn reflète particulièrement l’originalité de son processus créatif. En effet, la vocaliste explique s’être imposée un isolement artistique avec son époux Tróndur Bogason – compositeur de musique symphonique. Ainsi, le tandem a pris refuge à Tjørnuvík, un village de 50 âmes, dans l’objectif « d’écrire librement ». Ces semaines d’introspection, d’observation, ont comme « irrigué » les morceaux, infiniment plus « riches » que le chamber pop-like Segl, ayant même bénéficié d'une coproduction de Dan Heath (Lana Del Rey). Au cœur du nouvel opus, il y a ces ambiances électro-contemplatives aux parfums aquatiques, celles du titre éponyme ou du divin « Gaia », pensé telle une ode à la Terre, à la lenteur. Un morceau composé à la manière d’une pièce classique, faisant la part belle au chant lyrique et aux orchestrations du Lýra String Quartet d’Islande (Björk, Anneke van Giersbergen, Of Monsters and Men…). De manière générale, chez Eivør, l’instrumentation « entoure » la voix ; elle est tout sauf âpre ou massive. En ce sens, et dans le contexte de l’album, « Hugsi Bert Um Teg » entache légèrement l’immersion et la déconnexion promises. Nourri de synthétiseurs vintage évoquant la BO de Stranger Things, ledit single – « pop » – se révèle moins organique que le reste de la tracklist. L'espace d'un instant, il ramène à une certaine idée de la modernité, et donc à la réalité.

« Kanst tú syngja tað? » (« Can you sing along? ») questionne Eivør sur « Jarðartrá ». Il est aisé de l’imaginer munie de son bodhrán, chanter dans un amphithéâtre ou un opéra national, sous un simple faisceau de lumière blanche. Et si l’album convoque de telles images, c’est aussi parce que la « blue queen » assume pleinement cette nouvelle direction « classique » à travers un certain nombre d’éléments. Elle disperse ses vocalises un peu partout (« Ein Klóta », « Enn »). En outre, l’artiste a été biberonnée au minimalisme musical habitant les contrées nordiques, offrant ainsi aux titres ce côté « soft », cette pureté angélique. La lisibilité des émotions qui en découle contribue également à la réussite de cet opus. Enfin, cette expérience d’écoute fluide, visuelle, et, sur bien des aspects, comparable à de l’ambient, interroge parfois, au sujet du « matériel » en lui-même. S’agit-il de beats électroniques ou d’extraits de field recordings ?

Depuis quelques mois, la Féroïenne « part à l’assaut » des festivals de metal européens, du Wacken au Hellfest. À ce titre, son chant guttural, que beaucoup de fans considèrent comme un gimmick, un « attendu », est, à l’échelle de sa discographie, – marginal. À peine en trouve-t-on sur les « Í Tokuni » et « Trøllabundin », cependant élevés au rang d'incontournables. Malgré tout, Enn renferme un ou deux passages menaçants. Des guitares doomy lancinantes viennent habiller « Lívsandin ». Allant et venant sur l’entièreté du morceau, et associées à des beats se mutant en scratchs (en est-ce réellement ?), elles installent une ambiance désolée. Mais la véritable surprise émane de l’indomptable « Upp Úr Øskuni ». « Je voulais écrire […] sur les femmes qui se soutiennent mutuellement, et sur ces aspects féminins bruts qui ne sont ni jolis ni softs, juste bruts », lit-on dans sa biographie promotionnelle. Son chant de gorge – au demeurant effrayant – prend de court. Dès la première écoute, il marque tant par son caractère viscéral que par la technique vocale déployée. « J'imaginais un groupe de sorcières du passé et du présent », développe-t-elle. « C’est certainement son moment le plus metal », renchérit le label, pétri d'enthousiasme. Gageons que son entrée dans « l’écurie » Season of Mist permette à des reliques, dont l’incantatoire « Brostnar Borgir » extrait de Krákan (2003), de révéler leur plein potentiel en live.

« Êtes-vous à la dérive dans la nuit bleue-noire ? Voici une torche ». Voici Enn.

Coécrit avec la poétesse féroïenne Marjun Syderbø Kjelnæs, ce 10ᵉ opus ouvre la voie vers une douce catharsis. La « blue queen » signe une œuvre dense, inclassable, proche d'un space opera musical.

 

Tracklist :

  1. Ein Klóta
  2. Jarðartrá 
  3. Hugsi Bert Um Teg
  4. Purpurhjarta 
  5. Enn
  6. Lívsandin 
  7. Upp Úr Øskuni 
  8. Gaia