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« Ça craint » : l'IA sur les pochettes d'album, c'est non

lundi 26 février 2024
Pingouin

Death metal et science-fiction : une oreille dans les étoiles, une autre dans les enfers.

C’est sûrement pratique et tentant d’avoir recours à l’Intelligence Artificielle (IA) pour obtenir un artwork personnalisé quand on est peu fortuné, plutôt que de rémunérer un artiste. Mais les débats sur l’authenticité de ces productions numériques et leur caractère artistique ou non ont finalement atteint les sphères du metal. Et comme on parle d’un sujet complexe entre passionnés d’une culture extrême et underground, c’est vite monté dans les tours : Deicide et Pestilence ont notamment pris des volées de bois vert ces derniers jours, après avoir dévoilé des pochettes générées à l’IA. Ce ne sont pas les seuls bien entendu : le phénomène se généralise et ça saoûle une frange pas négligeable de la scène, à commencer par les illustrateur-trices. 

«[…] Ça craint. Je me suis vraiment senti trahi quand la pochette IA est sortie. » Parole d’un fan de Deicide, qui écoute les Floridiens « depuis [qu’il est] à l’école, peu importe si les albums sont mauvais ou bons ». Fan, mais également illustrateur, Jenglot Hitlam a pris le temps de réagir sur son compte Facebook suite à l’annonce de Deicide. À un artwork IA aseptisé, il oppose un « fanart » personnel et inspiré, « sans prompt et entièrement fait à la main ».

   Deicide - Banished by Sin - Pochette Intelligence Artificielle - 2024Artwork Deicide - Jenglot Hitlam - 2024
À gauche : la pochette du dernier Deicide / À droite : la réaction par l'exemple de Jenglot Hitlam

 

Cette réponse se suffit à elle-même, mais j’ai quand même pris le temps d’écrire à Jenglot Hitlam pour discuter. « C’est une vraie déception, explique-t-il, parce que pour le précédent [Overtures of Blasphemy, Century Media, 2019, ndlr] c’est Zbigniew Bielak qui leur a fait honneur de son travail splendide. En fait j’ai une règle personnelle stricte pour les groupes, leurs albums et la pochette ». La ferveur du fan de Deicide doit donc s’effacer face à l’éthique du dessinateur underground : « Je n’écoute aucun album avec de l’IA sur la pochette, ça ne vaut simplement pas le coup. Ils ne respectent pas les vrais artistes, alors on devrait pas perdre notre temps à les écouter. Simple calcul. »

Toute honte bue, jusqu’à la lie

Deicide n’a pas daigné réagir aux réactions outragées de la scène face à cette pochette. Le groupe de Glen Benton continue de faire la promo de son 13ème album, Banished by Sin, comme si de rien n’était : seul signe d’une petite fébrilité de la part du groupe, les commentaires sur leur page Facebook ont été limités.

Facebook Deicide - commentaires limités
Deicide coincé dans sa bulle

En revanche c’est une autre équipe de vétérans, néerlandais cette fois, qui a pris le temps de répondre à celles et ceux qui en ont après leur pochette-IA. Pestilence sort cette année un album composé de réenregistrements de douze de leurs chansons. Dévoilée le 26 février, la pochette représente les 4 membres du groupe, avec un style caractéristique de l’IA. Tout le monde s’en rend compte et dans les heures qui suivent l’illustrateur incriminé, « Frenzy » Peter Suchy, se défend : « En quoi la deuxième pochette [de l’album culte Consuming Impulse, ndlr] est-elle meilleure que la première. Expliquez-moi s’il vous plaît. L’IA est partout. Est-ce qu’on est à ce point coincés dans le passé pour ne pas adopter la technologie ? Est-ce qu’enregistrer sur bande c’est mieux que le DAW digital. est-ce que prendre une photo au Polaroid c’est mieux que le dernier téléphone ? Tout ce qui compte c’est la musique et les paroles, car c’est pour de VRAI!!! ». L’argument de l’évolution technologique occupe depuis un certain temps bon nombre d’historien-nes de l’art, à qui je laisserai le loisir de contre-argumenter. Mais de fait, Pestilence ne trompe personne, et gonfle à peu près tout le monde.

Facebook Pestilence - réaction 1 pochette IA
But contre son camp : illustration 2024

Notons d’abord le tacle appuyé lisible sur l’image ci-dessus : Niall James, l’illustrateur responsable de l’artwork légendaire de Consuming Impulse, est visiblement décédé en 2022. Classe de comparer son travail à une pochette générée par IA…

Sauf qu’en plus de ça Pestilence a vraiment pris la mouche : dans les commentaires le leader du groupe Patrick Mameli répond avec véhémence aux mécontents, et Peter Suchy rebalance un statut, toujours aussi décousu mais avec un peu plus d’explications sur la démarche. 

Facebook Pestilence - réaction 2 pochette IA
Mauvaise foi quand tu nous tiens...

Visiblement il s’est donné beaucoup de mal pour produire un visuel aussi insipide. Peut-on quand même dire qu’il a fait un réel travail artistique ? Je n’ai pas la réponse mais en tout cas je sais pourquoi je n’apprécie pas son travail, et j’en resterai là. 

De fait, c’est décevant de voir des groupes respectés pour l’authenticité de leur travail musical se compromettre dans la paresse de l’Intelligence Artificielle. Mais pas de quoi se faire trop de mouron non plus. Interrogé sur le sujet, Jenglot Hitlam affirme ne pas ressentir l’importance de la montée de l’IA. Le graphiste indonésien résume de la sorte sa philosophie underground : « l’humanité prévaudra quoi qu’il arrive. L’art est le produit de l’humanité, une manifestation de l’âme humaine, de sentiments, de connaissance et d’émotions. Tant que l’humain vit, ça ne disparaîtra pas. Les choses sans âme et sans émotions ne peuvent pas remplacer celles qui en ont, peu importe ce à quoi elles ressemblent ». L’IA pourrait n’être qu’un errement passager d’une partie radine et feignante de nos scènes, et contre ça on a une chose à faire : soutenir nos groupes, nos graphistes et nos labels.

Jenglot Hitlam est sur Facebook et Instagram.

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