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lundi 12 septembre 2022

Transformation de l'essai politique : A World to Win 2022 @ Paris

ESS'PACE - Paris

Raton

Amateur de post-musique, de breakdowns et de gelée de groseilles.

Neuf mois après la première édition, Arak Asso fait revenir le World to Win pour construire le pont entre culture hardcore et militantisme politique. Cette deuxième édition a réuni sept groupes en provenance de cinq pays différents avec une bonne représentation de la vivacité de la scène hardcore straight edge et vegan d'Europe. Tous se sont produits devant plus de 200 personnes et sous une nouvelle bannière massive, floquée "Socialism or barbarism", reprenant la maxime de Rosa Luxemburg avec la police de Earth Crisis.

Dans un entretien riche, les organisateurs nous expliquent leur démarche : "Nos dates ne sont pas des fins en soi. [...] On cherche à tisser le plus de liens possibles avec tou.te.s les acteur.trice.s de la scène qui sont convaincu.e.s de la nécessité de construire une scène à la hauteur des enjeux de la période. Faire front commun est une tâche essentielle pour nous." Leurs objectifs sont clairs et assumés : "Construire une scène contre-culturelle et pas simplement un divertissement pour personnes tatouées, développer un réseau au sein de cette scène (ce qui est une de nos plus grandes satisfactions) et booster des nouveaux groupes. [...] Nous ne sommes pas là pour imposer nos points de vue de manière sectaire et dogmatique mais pour créer un environnement favorable à une dynamique radicale de gauche au sein de la scène."

Bien avant le concert, dans les semaines qui précédaient, on sentait déjà que le World to Win représentait une occasion particulière, un rassemblement marquant que les groupes ne considéraient pas comme une énième date. Mario, guitariste de Malignant, nous le confirme : "J'ai fait beaucoup de concerts organisés par Arak et ce qu'ils construisent est si unique, spécial et crucial pour la scène. Ils essaient de créer un espace dans la scène hardcore centré autour de valeurs et de messages et pas juste des fringues et de l'attitude. L'objectif c'est de créer quelque chose, de s'exprimer à travers l'art et d'utiliser cette énergie pour changer le monde autour de nous."

Certains groupes ont graffé eux-mêmes leur banderole pour l'occasion, un nouveau zine de 44 pages a été sorti par l'équipe organisatrice, xUntold Sufferingx a prévu des cassettes exclusives pour sa tournée avec des t-shirts floqués de photos de son dernier passage parisien, et Sentience a sorti un t-shirt uniquement pour le fest. Dans une démarche de solidarité et d'internationalisme, Arak a encore prévu des stands et invités spéciaux : les copains de Violent Motion gèrent la captation vidéo, l'AIM tient une table d'information militante, le nouveau et nécessaire zine "Women of the Gig" a aussi une place et les Britanniques de UKHC for the Animals sont également là pour présenter leur première production papier.

 

xApothecaryx


Crédit photo : xelpadrex

La soirée commence sous le plus pur signe du edge metal, du metalcore aux riffs metal et à la basse pesante. xApothecaryx est un tout jeune projet britannique qui a bien poncé ses classiques, de Reprisal à xRepentancex. Habituellement un trio, un des guitaristes de xUntold Sufferingx les rejoint pour assurer la basse. Les deux groupes n'étaient déjà pas étrangers l'un de l'autre car Dan, batteur des premiers, est guitariste dans xApothecaryx.

Le groupe choisit une approche plus mid-tempo que la plupart de ses homologues et compense la perte d'agressivité en ambiances, crescendos et de nombreux extraits de discours. Ces derniers, proches du spoken word poétique, portent principalement sur le mode de vie straight edge et l'exploitation animale et sont fidèlement reproduits en live sans casser le rythme de la performance. Le chanteur en profite également pour livrer des discours sur l'addiction à l'alcool ou la montée du fascisme au Royaume-Uni, soutenu avec entrain par le public.

Il s'agit du troisième ou quatrième concert du groupe et leur premier hors-UK. On sent que le projet est encore jeune et a besoin de rodage avec plusieurs soucis de calage et une batterie souvent à la traîne. Malgré quelques couacs, xApothecaryx livre une performance sincère et enthousiasmante et comme ils et elle l'affirment dans le webzine de la date : "It is more about passion than it is about musicianship."


Malignant


Crédit photo : xelpadrex

Pour leur première tournée en Europe occidentale, les Grecs de Malignant enchaînent avec une puissance de feu bien supérieure : plus rapide, plus sauvage et plus sombre, leur metalcore est servi par un duo de guitares impeccablement dosé, passant des riffs de metal extrême aux breaks de sangliers. La grande majorité de leurs titres ont été écrits il y a quelques années mais n'avaient pas pu être enregistrés à cause de la pandémie. Cette particularité a permis au groupe de faire mûrir ses compositions et de les asséner de la meilleure des façons, avec une maturité impressionnante pour une formation si jeune. 

Comme tous les groupes de la soirée, Malignant porte un propos politique fort par le biais de samples et de prises de parole. Malheureusement ces dernières sont très largement incompréhensibles, couvertes par un drone que l'ingé son ne semblait pas pouvoir régler. J'aimerais donc pouvoir vous en résumer la teneur mais je n'ai entendu que la fin "...c'est pour ça qu'il faut agir" et mon potentiel d'investigation a ses limites.

La structure ultra agressive des morceaux et le chant guttural maîtrisé permet au public de réellement lancer les hostilités façon Ostrogoths dans un banquet. Sur "Blinded", on a même le plaisir de voir Joëlle (Marion) de Path of Resurgence prendre le micro. Le public est déjà dense et enchaîne 2 step et moulinets vengeurs dans une salle qui commence à ressembler à un micro-ondes géant. Au plus grand plaisir du groupe : le chanteur, Aimilios, nous confie "Je n'avais pas fait un show aussi réel et vivant depuis 2017, probablement aussi parce que la scène grecque n'est pas aussi importante".


Invictus


Crédit photo : xelpadrex

Les Belges de Invictus sont loin d'être des inconnus dans le milieu straight edge. Le batteur et un des guitaristes exerçant chez xDevourx qui avait livré un excellent show au premier World to Win et le chanteur est aussi celui de xBurnedx qu'on avait pu voir ouvrir pour SPY et Cavalerie (entre autres) à l'International en juin dernier.

Les t-shirts des membres lors de cette date offrent une bonne équation de leurs inspirations : Congress, Morning Again ou encore At the Gates. En plus de ces influences alléchantes, le groupe tire son nom d'un album culte de Liar. Pourtant, dès le début du set qui commence par un blast beat, difficile de déceler les parties metalcore. Invictus s'avère être davantage un groupe de metal extrême, quelque part entre du death stompy, quasi death'n'roll, et des riffs black metal. Le mélange peut être instable : il y a quelques changements de rythme en mid-tempo mais pas assez pour faire des breaks ; ça prend l'instantanéité premier degré du hardcore et les sonorités du death metal mais les deux peinent à cohabiter. 

Invictus a pourtant le mérite de faire un interlude intéressant entre deux groupes de metalcore acharné. Les compositions du groupe ne manquent pas de bons éléments mais leur superposition pose parfois problème. Les solos soudains après du tremolo picking et la batterie pas toujours calée ont décontenancé une partie du public, mais n'ont pas suffit à désemplir les premiers rangs qui semblent y avoir trouvé leur compte. 


Sentience


Crédit photo : xelpadrex

J'appréhendais un peu le set des Britanniques de Sentience. Le groupe, tout jeune, n'a sorti à ce jour qu'un seul EP sur lequel seuls deux titres sont des compositions metalcore (les deux autres étant des extraits de discours militants sur fond d'expérimentations électroniques). Comment assurer une performance solide sans avoir recours au remplissage avec seulement deux titres publiés et un changement de line-up entre temps (Anja, la bassiste est passée au chant) ?

Pourtant dès les premiers accords, c'est la claque. A peine les premières notes entonnées, le pit s'active avec une énergie particulière. Les femmes et minorités de genre se sont organisé.e.s, sous la houlette du nouveau collectif Les Murènes, avant le concert pour occuper l'avant scène et en faire un espace exclusif. Initiative spontanée qui résulte autant de la simple volonté de se réapproprier un environnement clivant que du désir de montrer qu'une autre forme d'occupation de l'espace est possible, sans renoncer à sa spectaculaire énergie. Le collectif a répondu à nos questions, en expliquant notamment que leur création résulte d'un constat partagé et du "fait que c’était très dur pour nous de s’organiser, de se sentir intégrées et légitimes dans des organisations mixtes, y compris dans celles qui sont de notre bord politique [...] on a décidé de s’organiser ensemble pour se débarrasser de ces obstacles et se sentir à l’aise dans notre façon d’évoluer dans cette scène".

Et la musique de Sentience donne toutes les raisons à ce pit d'un nouveau genre de se soulever. Bluffant d'efficacité et de puissance, leur metalcore dissonant se décline sur une setlist étonnamment dense pour un groupe aussi jeune. Même les passage plus punk sont parfaitement cohérents dans la démarche sonore du groupe qui multiplie les panic chords et les plans de basse saturée. Leur prochaine sortie sera à suivre assidûment.

Après le concert, la chanteuse Anja nous confie : "Etre une femme dans un groupe est important pour moi parce qu'avant Sentience, j'ai essayé d'organiser des concerts au Royaume-Uni avec des affiches plus inclusives, j'ai même écrit un zine et j'ai reçu beaucoup de backlash, surtout par des hommes. On me reprochait d'exceptionnaliser les femmes et de faire l'apologie du "female-fronted hardcore". Alors pour ce concert, voir autant de femmes devant la scène, ça m'a choquée *tout le monde acquiesce*. Des personnes sont venues me voir après le concert pour me dire qu'elles se sentaient représentées, vues et entendues. C'est incroyable et je n'aurais pas pu demander quoique ce soit de mieux que ça". Jack le bassiste, conclue en rappelant l'importance des discussions apaisées dans le cadre musical et militant : "Si des gens sont en désaccord avec nous, qu'ils viennent nous parler. C'est sain d'être en désaccord, tant que les personnes dans le milieu continuent de défier les valeurs établies et acceptent de discuter [...] Pense avec ta tête et pas avec tes poings." Conclusion qui ne sera visiblement pas partagée par les deux-trois types qui ont initié des bagarres pendant le concert, peut-être frustrés de ne plus être rois en la demeure.

Sur ce point, Les Murènes développent : "Il y a un truc de particulier quand les meufs et minorités de genre sont dans le pit, c’est qu'on a l’impression qu'on est là pour kiffer toustes ensemble, et pas qu'on vient là individuellement pour balancer ses bras et ses jambes sans penser aux autres comme c'était le cas dès que des mecs ont voulu rentrer dans notre pogo. Ils ont direct pris toute la place, sans penser à nous et se fondre dans ce qu'on avait créé. Ils étaient là pour eux et personne d'autre." Sur la réappropriation du mosh : "La violence n'est pas une valeur intrinsèquement masculine, et c'est pas parce qu'on est des meufs et/ou des personnes queers qu'on aime pas ça - bien au contraire ! La violence des pits c'est aussi une façon pour nous de se débarrasser de toutes les frustrations quotidiennes que le patriarcat nous inflige [...] on cherche plutôt à changer la façon dont la violence des fxmmes est perçue, on cherche à transgresser les rôles qu'on assigne, on veut nous aussi y avoir accès sans qu'on soit condamnées pour ça".


Woodwork


Crédit photo : xelpadrex

Seul groupe français de l'affiche, Woodwork est encore trop largement sous-estimé dans la scène nationale. Pourtant, il s'échine à sortir régulièrement des disques plus que solides et à livrer des prestations enthousiasmantes. Le set lors de la date avec Cauldron et Cruelty à l'Ess'pace en juin dernier avait de quoi recevoir des retours dithyrambiques.

Espacées d'un peu plus de deux mois, les deux performances se ressemblent inévitablement. Toutes les deux aussi nettes et impeccablement interprétées, elles portent toujours cette influence hardcore mélodique (Bane, Verse, Have Heart) particulièrement audible en live. Malgré une sono qui coupe et ne facilite pas le travail des Toulousains, c'est à mes oreilles le concert le plus propre et réussi de la soirée. Même les prises de parole politiques entre les morceaux sont justes et n'enchaînent pas les lieux communs pendant trop longtemps.

Si vous aviez loupé leur "Age of Concrete", sorti en novembre dernier, voilà une raison de plus pour aller l'écouter au plus vite.


Times of Desperation


Crédit photo : xelpadrex

Dans le nouveau vivier du edge metal, les Suédois de Times of Desperation font clairement partie des plus aboutis. Après la sortie trop discrète d'un premier EP qui mettait la barre haute dans le genre, inspiré par le metalcore radical européen, qu'il soit belge ou italien, ce n'était pas étonnant de les voir sortir un récent split avec les prodiges de Path of Resurgence.

Des groupes de l'affiche, Times of Desperation est celui qui a décidé d'y aller le plus fort. Rien n'est retenu, des admirables riffs edge metal aux appels à la maxi-bagarre : l'Ess'pace se transforme en Pataterie. Le groupe ne recule même pas devant l'arrogance d'un double breakdown. Une fois le premier terminé, déjà illégalement sauvage, les Suédois en entament un second qui achève le dernier neurone présent dans la salle.

Entre deux accès de brutalité, le chanteur hurle à la face du public : "Si tu manges encore de la viande ou des produits laitiers, tu es un tas de merde". Sur "Participation Equals Guilt", Joëlle (Marion) de Path of Resurgence honore son feat et vient remuer les braises du public. Comme si ce n'était pas déjà suffisant, comme si beugler "if you're not vegan, the blood is on your hands" avant un break de pandémonium, le groupe se fend d'une reprise du "Dominion's End" des champions de xRepentancex. Brillant.


xUntold Sufferingx


Crédit photo : xelpadrex

Le parcours de xUntold Sufferingx est plaisant à constater. Un des groupes d'ouverture au premier World to Win, les Britanniques parviennent en moins d'un an à clôturer la seconde édition. Seul groupe à avoir fait le doublé, il est d'autant plus intéressant de comparer leurs deux performances.

L'année dernière, j'écrivais que "la setlist pourrait encore gagner en titres marquants", mais la démo publiée en début 2022 vient régler le souci et donne plus de corps à leur set. Que ce soit dans la maîtrise instrumentale et vocale, la consistance de la setlist ou la propreté du son, xUntold Sufferingx a définitivement progressé. Dan, le batteur, témoigne en ce sens : "La dernière fois c'était le meilleur concert que j'avais fait et cette fois-ci, c'est à nouveau le meilleur concert que j'ai fait". Lors de la première édition, les membres du groupe m'avaient confié qu'ils se sentaient seuls en Angleterre. "Plus maintenant" rétorquent de concert Dan et Shaun (guitariste). Dan poursuit : "On a vu tout ce que xUntold Sufferingx a fait et ça nous a inspiré à créer d'autres groupes, tout comme nous on a été inspirés par des groupes du premier World to Win, surtout Path of Resurgence et Caged".

Même si le public semble un peu fatigué des six groupes précédents, les Anglais.e.s sont en terrain conquis et se baladent pendant 30 minutes, laissant le micro au chanteur de xApothecaryx ou s'autorisant une reprise youth crew de Project X, "Straight Edge Revenge". Toujours en plein Slayer-core, xUntold Sufferingx représente à nouveau la définition pure et dure du edge metal, avec un prestation carrée, efficace et habitée.

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Encore une fois, peu importe l'obédience politique, difficile de ne pas voir en ce deuxième World to Win une grande réussite musicale, communautaire et militante. Sentiment partagé par les organisateurs ou le collectif Les Murènes : "d'après l’énergie qu'on a ressentie pendant et après la date, on peut dire que c'était vraiment un succès, autant individuellement que collectivement pour chacun•e d'entre nous". Et de nous teaser leurs prochaines mobilisations : "On a pour but de créer des ponts entre toutes sortes d'acteurices et pour le moment, c'est bien parti ! On annonce bientôt notre prochaine date 100% murènes, alors gardez l'œil ouvert…".

La date aura permis de fédérer autour de différentes préoccupations les cultures hardcore, straight edge et vegan, avec une énergie juvénile galvanisante. Au-delà du microcosme parisien (bien que le concert ait attiré de nombreux personnes étrangères et non-franciliennes), il est maintenant clair que l'initiative a essaimé. La tournée des groupes et les liens tissés entre les projets a notamment permis à un festival similaire de naître en Suisse, une semaine plus tard. Nommé "Le vieux monde se meurt" et fondé sur un modèle équivalent, il a réuni en plus de Times of Desperation, Malignant et xUntold Sufferingx, les habitué.e.s de Path of Resurgence et Iron Deficiency mais aussi les nouvelles forces vives de Calcine, Sxokondo, Eurydice ou encore Affliction AD.

Une énième preuve qu'outre beaucoup de passion, il suffit de peu de choses pour revitaliser et faire vibrer toute une scène. Tout porte à croire que ce vent de changement et de révolte n'a pas fini de souffler sur la France et l'Europe. Pour conclure, les organisateurs nous confient : "À terme on aimerait fusionner des dates comme le Break Down the Walls et le A World to Win en un seul fest quand on aura le rapport de force pour avoir une salle type La Parole Errante sur deux jours. On voit de plus en plus en plus de nouveaux et de nouvelles à nos dates. On espère que le fait de voir des jeunes sur scène les motivera à aller parler à d'autres jeunes à nos dates et que ces personnes monteront des projets. Pour avancer vers une scène qui soit démocratique et horizontale, qui discute et qui débat. En politique comme dans la scène, on est contre la personnalisation."


De grands remerciements à celles et ceux dont la confiance, les témoignages et le soutien ont permis à cet article de voir le jour : Arak Asso et Time Is Now pour l'orga et le zine ; Les Murènes, Sentience, xUntold Sufferingx et Malignant pour leurs réponses ; xelpadrex pour avoir accepté de partager ses photos, vous pouvez le soutenir sur ses réseaux ; et merci à la scène qui se bat inlassablement pour créer un espace aussi musicalement exigeant qu'agréable à vivre pour chacun.e.