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lundi 29 novembre 2021

(Re)lier hardcore et militantisme : A World to Win 2021 @ Paris

ESS'pace - Paris

Raton

Amateur de post-musique, de breakdowns et de gelée de groseilles.

Samedi 13 novembre, à l'ESS'pace, se réunissait le meilleur de la nouvelle scène straight edge metalcore européenne. Une génération férocement militante qui marque un renouveau dans l'implication politique du genre. Horns Up s'y est rendu pour voir comment la musique s'y est mariée avec l'activisme.

 

Quand l'affiche du "A World to Win 2021" a été révélée en septembre, je dois avouer ne pas en avoir cru mes yeux. Y figuraient tous les meilleurs nouveaux groupes metalcore du continent et qui avaient pour point commun de combiner une musique radicale à la fine frontière du metal extrême, avec un engagement militant ferme dans les milieux straight edge ou vegan. Le straight edge (et sa déclinaison vegan depuis les années 90) a déjà cette particularité de faire se rejoindre de façon explicite la pratique musicale avec la pratique militante en prêchant un choix de vie dénué d'alcool et de drogues.

Derrière cette date unique dans le paysage français, le collectif Arak Asso, formé en 2011. Pour l'occasion, j'ai rencontré son fondateur Goui pour qui, "ce concert est l'occasion de fêter nos 10 ans et de mettre en avant des groupes de la nouvelle scène hardcore politisée, de transmettre la passion et de pousser une nouvelle génération". Avec lui, Konstantin qui a rejoint Arak en 2018 et qui est derrière une bonne partie de l'organisation de cette date. En plus du concert, Arak s'associe au fanzine Time Is Now pour produire et distribuer un fanzine exclusif de 50 pages, disponible à prix libre à l'entrée et qui a été épuisé avant même le premier concert. Konstatin nous explique : "Je suis aussi dans Time Is Now avec Dom [chanteur de Sorcerer] qui est un fanzine qu'on produit sur la scène hardcore depuis 2019. On a sorti 3 numéros en tout. On essaie d'en sortir deux par an, d'interviewer des groupes autant locaux qu'européens et internationaux, de mettre en avant des acteurs de la scène, des militants politiques".

Pour Goui et Konstantin, plus qu'une date ou un mini festival, "A World to Win" est un manifeste musical et politique. C'est une occasion inouïe de rassemblement et de co-construction d'une scène et d'une démarche culturelle. Le premier détaille : "Plein de personnes voient le hardcore comme une sous-culture, comme un produit de consommation comme un autre, où tu écoutes du hardcore comme tu irais voir un film. Mais pour nous c'est une contre-culture qui s'oppose à la société capitaliste. Ce qu'on veut faire c'est que les concerts soient des événements. C'est à dire que tu te retrouves pour des motifs précis et pas juste pour consommer de la musique. C'est passer de spectateur à acteur et c'est aussi une bataille pour l'hégémonie culturelle."

Ce projet se concrétise très clairement dans la salle de l'ESS'pace. En entrant sur la gauche, une grande table est confiée à La Brèche, la librairie historique de la LCR puis du NPA. À côté, l'AIM (Alternative International Movement, mouvement punk militant) tient une autre table dont la moitié est consacrée à sa section féministe. Des ressources militantes, des tracts, des stickers, des zines et même des livres gratuits sont disponibles pour s'éduquer à la culture politique communiste ou libertaire. Les orgas n'en sont pas à leur coup d'essai et ça se voit. Déjà il y a huit ans, Goui nous raconte : "On avait fait la première date de Get the Shot au Café de Paris en 2013. C'est à cette date qu'on a cherché les dents de quelqu'un sous les sièges (rires). Dans nos concerts dès le début on avait ramené des gens de la scène punk à crête, des straight edge locaux et des hardcore kids pour des dates politisées."
Il y a deux ans Time Is Now organisait un concert dont les revenus ont été reversés à la caisse de grève des cheminots. Le modus operandi de l'orga était institué : mobiliser des références communes pour lier politique et scène hardcore. Selon Konstantin, "la scène hardcore française a un problème historique avec le fait de faire la politique. On essaie d'attirer les gens par des références qui leur parlent". En l'occurrence, la bannière de scène détournait le visuel de Side by Side, groupe culte de youth crew new-yorkais, en ajoutant des uniformes de travail sur chaque silhouette. Même logique avec leurs événements "Don't Forget the Struggle" (Warzone) et "Break Down the Walls" (Youth of Today).

Pour ce concert, l'inspiration est différente : "On voulait trouver un nouveau nom. On a réfléchi et on n'a pas trouvé un rip-off d'un nom d'album de metalcore qui collerait bien avec nos idées. Donc on a pris une citation du manifeste du parti communiste : "les prolétaires n'ont rien à perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à gagner". Et ça collait bien parce qu'on pense que le COVID a matérialisé la guerre de classes, c'est à dire l'exploitation et la violence capitaliste : un lit d’hôpital sur cinq est fermé, les boîtes du CAC40 licencient à tour de bras et ont reçu des aides de l'état. On s'est dit qu'on devait se saisir du contexte politique." nous confie Konstantin.

Malgré toutes ces références, les deux hommes s'opposent à une vision performative du militantisme. "On est contre la vision moralisatrice du straight edge ou du vegan. C'est pas matérialiste, ça saoule tout le monde et c'est un truc de petit bourgeois pas concerné." développe Goui. Les dispositifs sur place pour informer et sensibiliser à des questions plus larges de violences sexistes et sexuelles en concert, de conduites addictives ou de lutte contre l'homophobie leur donnent raison.

Mais même s'il est crucial de présenter le dispositif militant déployé pour l'occasion et la démarche dans laquelle il émerge, il est temps d'en venir aux prestations des groupes eux-mêmes.

 

Iron Deficiency

Ajouté.e.s à l'affiche à la dernière minute suite à l'annulation de xInmytimeofdyingx (ex xRegressionx), les Lyonnais.e.s de Iron Deficiency parviennent à faire salle comble dès le début de la soirée, preuve de la force du tissu de la nouvelle scène straight edge en France. Le groupe est ravi de pouvoir participer à cette occasion unique et explique avec humilité : "On a pas la prétention d'être une nouvelle garde, on a la chance de pouvoir faire plusieurs groupes pour s'amuser, mais c'est pas une volonté de monter une scène à Lyon, ça émerge de façon spontanée." raconte Guillaume, le bassiste et gérant de l'excellent label Youth Authority Records.

Avec 250 participant.e.s et un show d'une intensité palpable, la salle respire à peine et des personnes sont même obligées d'écouter le concert dehors. Cette présence impressionnante est loin d'être passive et le pit se révèle incroyablement animé pour un premier concert. Celui-ci ne déméritera d'ailleurs pas un seul instant durant la soirée, tous les groupes parvenant à donner au public de quoi se taper dessus. On pourrait en revanche regretter que la population du pit soit quasi systématiquement masculine, mais questionner les dynamiques de pouvoir dans les fosses de hardcore demanderait un article à part entière (comme Timothé de Path of Resurgence nous expliquait, "envoyer des grosses mandales dans la gueule de tout le monde c'est pas toujours le truc le plus inclusif").
Iron Deficiency offre à Paris un set court, propre et incisif. Côté technique, à l'exception du sampler qui refuse d'accomplir son objectif, c'est irréprochable. Mais la principale force du groupe c'est la voix déchirante et expressive de sa chanteuse, Mathilde. Sur ce set, elle ne déçoit pas une seule seconde et harangue la foule avec une rigueur impressionnante. Avant le concert, sur le rôle de la scène à devenir plus inclusive et positive, elle nous détaille sa position : "Ce sont des problématiques dont on est tellement imprégné.e.s que forcément on va en traiter dans ce qu'on fait. [...] Il y a un cercle vertueux qui se met en place où tu dis "ah en fait c'est possible", c'est encourageant. Mais si ça ne vient pas spontanément, c'est que ça doit pas se faire. Si c'est forcé, c'est performatif et ça sert à rien."

 

Caged

Il faut savoir que le running order de la soirée n'a pas été publié et que seuls les groupes savent à quel moment ils passent. Ça permet de ne pas hiérarchiser les groupes et de ne pas instaurer une logique de tête d'affiche alors que tous les groupes sont aussi légitimes et pertinents.
C'est donc au tour des Italiens de Caged de s'emparer de la scène. Excellent groupe de metalcore, tirant vraiment vers le metal extrême, le quatuor affirme avec fierté ses valeurs vegan, straight edge et anarchistes. Pour vous en faire une idée, allez écouter leur formidable dernier morceau. Serena la batteuse nous partage son enthousiasme : "C'est important pour nous d'être ici car en Italie il n'y a pas une forte présence du vegan straight edge. C'est si agréable d'être ici, entouré par d'autres groupes européens, de rencontrer des personnes qui partagent les mêmes idées et aussi de voir des jeunes s'occuper de l'orga avec autant de passion". Oskar le bassiste acquiesce en ajoutant que cette date est hautement symbolique, autant pour la France que pour la scène européenne.

Prévoyant, je profite de leur set pour faire une pause de l'avant-scène et profite du concert posté près des stands de l'AIM. Si je devais me risquer au traître jeu des médailles, le set de Caged recevrait peut-être celle du show le plus carré. Déflagration compacte d'une fureur impressionnante, Caged éblouit le premier rang avec un metalcore versatile et hargneux. Sur l'avant-dernier morceau, l'hyperactif chanteur Ivan se permet un cliché du genre (mais probablement mon préféré) : sur un pont, il part en chant scandé, de tête, souvent utilisé dans le post-hardcore ou le hardcore mélo, technique qui annonce un break vicelard qui vient finir de chauffer un public déjà en ébullition. Une performance qui force le respect et qui confirme ce que nous annonçait Ivan avant le début des hostilités : "Je pense qu'on incarne une rupture avec le passé parce qu'il y a bien davantage de sujets politiques, moins d'attitude viriliste et plus d'inclusivité".

 

xUntold Sufferingx

De leur côté, les Anglais pourraient figurer dans le dictionnaire pour illustrer le edge metal. Le bingo est confirmé : nom encadré par des "x", guitare rythmique qui répète du Slayer-core, guitare solo démonstrative et mélodique, section rythmique qui remplit tout le cahier des charges de la méchanceté et chant hurlé sur des messages vegan radicaux. Shaun, le guitariste soliste l'affirme sans détours : "Quand je parle de straight edge, je ne pense pas seulement à ne pas boire et ne pas me droguer. C'est davantage à propos d'une remise en question ce qui semble être le bon sens, particulièrement dans la culture anglaise où c'est la norme de boire souvent. Ce n'est pas une fin en soi, mais ça peut être le point de départ d'une réflexion plus large". Sur l'inclusivité, la bassiste Libby souligne l'évolution de la scène vers plus d'inclusivité avec la présence de plus de femmes qu'auparavant, ironisant en même temps sur l'absurdité du concept de "female-fronted hardcore".

Sans dire que les autres groupes font de la musique de chorale, xUntold Sufferingx s'échine à produire un metalcore haineux et violent. Le chanteur lance des regards habités au public en passant son doigt sur sa gorge : clairement, si un boucher passait dans le pit, il serait reparti en pièces détachées dans un colis pour le Ministère de l'Agriculture. À côté du Jeff Hanneman du metalcore, le guitariste soliste impressionne par sa virtuosité et élève nettement le niveau des morceaux. La setlist pourrait encore gagner en titres marquants, mais nul doute que le groupe s'améliorera sur ce point, n'ayant sorti qu'une démo pour l'instant.

 

xDevourx

Les Belges de xDevourx sont la caution old school de cet extraordinaire plateau, faisant partie de la génération straight edge antérieure aux cinq autres groupes. Jan, le guitariste (aussi membre de l'excellent projet shoegaze Slow Crush) s'en amuse : "On est plus vieux que les autres groupes, on est d'une autre génération de straight edge. Aujourd'hui, il y a une énergie politique qui n'était pas là quand on est arrivé dans le hardcore il y a 20 ans.

Avec une très grande maîtrise instrumentale, ils offrent un show où rien ne dépasse et où leur metalcore nourri par les influences majeures du début des années 90 (on sent clairement la patte de Unbroken) est porté par le chanteur, Tom. Présence imposante et chant saturé old school, c'est probablement lui qui livre la meilleure performance vocale de la soirée. Il nous confie d'ailleurs être impressionné par l'affluence et la force politique de l'événement : "Pour moi, des shows comme ça pourrait former la matrice des concerts hardcore à venir et j'adorerais en faire partie. Même sans un groupe, je la soutiendrais de tout mon cœur". Tom nous partage également sa vision du straight edge et de la nécessité de propager des valeurs positives dans toute la scène : "Quand je regarde les choses qui se passent politiquement, je pense pas que ça devrait être circonscrit au straight edge, qui est un choix individuel. Si ça pouvait pénétrer dans le spectre plus large du hardcore, ce serait merveilleux !"

 

Path of Resurgence

Jusqu'ici, sur Horns Up, je vous ai parlé de chaque sortie de Path of Resurgence : la première démo faisait partie des mentions honorables du Raton et la bagarre spécial straight edge 2020 et le premier EP a bénéficié d'une chronique dithyrambique. Je ne vous apprends donc rien que c'est principalement leur venue qui m'a fait perdre les pédales lorsque l'affiche a été dévoilée. Path of Resurgence est un groupe puissamment humain et chaleureux dans lequel chaque membre livre une authenticité touchante dans son instrument. Ces derniers le confirment quand je m'entretiens avec ; Tim à la basse souligne qu'il y a une "nouvelle génération et une volonté internationale de regrouper, de mettre en connexion" à l'origine de cette soirée. Pierre, le guitariste poursuit : "Je ne pense pas qu'on fasse partie d'une nouvelle garde, c'est juste qu'on ne fait pas partie de l'arrière-garde. Y a une évolution sociétale au niveau de l'inclusivité des femmes et des personnes LGBTQIA+ qui est devenue normale et que l'arrière garde ne portait pas. On a des revendications qui sont plus dans l'air du temps et c'est davantage les tough guys à l'ancienne qui ont dû arrêter leurs conneries.", Marion ajoute"ou doivent encore le faire (rires)".

A mes yeux et mes oreilles (meurtries) c'est le meilleur show de la soirée. Il combine les meilleures compositions, les meilleurs breaks et les meilleurs riffs. Tout naturellement, ces ingrédients conduisent au pit le plus sauvage de la date. L'énorme bazar dans la fausse est encouragé par l'interprétation impeccable des tueries métalliques du groupe. Marion, la chanteuse, s'excuse d'avoir la voix cassée, mais personne ne le remarque tant sa performance est irréprochable. En milieu de set, le groupe se permet une reprise, celle de "Elegy" de xElegyx, groupe auquel on a souvent pu comparer Path of Resurgence. Une générosité et une efficacité au firmament du metalcore, servies par une énergie démesurée et une implication militante nécessaire (Marion, entre deux morceaux, parle de la nécessaire inclusion des femmes, personnes trans et non-binaires dans le hardcore et de la nécessité de réinventer une scène pacifiée sur ces enjeux).

 

Sorcerer

Ce soir, les Parisiens font leur dernière date de leur micro-tournée avec Path of Resurgence, la font chez eux et le savent très bien. Ce serait néanmoins leur retirer du crédit que de dire que le public est acquis à leur cause. La nature de la date, le lieu, l'orga et les groupes présents ont permis une présence hétéroclite et Sorcerer a encore des oreilles à conquérir. Dom, le chanteur, résume la démarche du groupe à notre micro : "C'était pas du tout le but de Sorcerer de faire du worship ou du "à la qqch". On a mille et une influences mais on ne s'est pas dit qu'il fallait que ça sonne comme ça. C'est davantage essayer de faire quelque chose qui n'a pas forcément été fait 10 fois avant". Guillaume, un des deux guitaristes enchérit sur la portée de cette date et de l'émergence d'une nouvelle scène : "Le but c'est qu'à Paris, mais aussi à Lyon par exemple, on puisse atteindre un niveau d'autosuffisance et ne pas être que des premières parties. Et l'ambiance elle est limite mieux qu'avant !"

Groupe le plus hardcore de la soirée (dans le sens qu'il est le moins métallique), les appels au mosh ne sont pas moins légion. A noter aussi que le chant de Dom s'est grandement amélioré depuis la sortie de leur premier disque. Il couvre désormais différents registres avec plus d'aisance là où l'EP restait davantage dans le scandé. Les cinq loustics concluent leur concert et la soirée avec une reprise de "Unite" de Throwdown, ce qui donne lieu à une marée humaine en devant de scène. Je reste impressionné par la capacité fédératrice du groupe alors qu'ils n'ont sorti qu'un EP et n'existent publiquement que depuis l'année dernière. Bravo à eux pour avoir réussi à développer une telle force de frappe en si peu de temps.

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C'est aussi le point final idéal pour une soirée dont le but est de transmettre les valeurs de la solidarité et de la lutte par le vecteur de l'unité hardcore. Cette unité a pendant longtemps été soit un leurre, soit une excuse pour reproduire des boys club exclusifs. Ce soir, à l'ESS'pace, Arak Asso et Time Is Now ont su prouver que ça pouvait être autre chose que de l'entre-soi mais bien le terreau pour un changement collectif et le portage d'un projet transformatif de société. Un projet où les rapports de domination sont questionnés, les interactions musicales promues au delà du simple divertissement et où le refus de l'immobilisme a su créer l'étincelle. Si on a encore un monde à gagner, le triomphe dans la scène a déjà été assuré.

 

Horns Up tient à remercier très chaleureusement Arak Asso et Time Is Now et particulièrement Goui et Konstantin pour avoir organisé cette date et d'avoir pris le temps de répondre à nos questions dans une interview fleuve de près de 2h30. Merci également aux groupes pour leur temps, leur confiance et leur énergie, notamment durant les temps d'interviews. Des merci tout aussi chaleureux aux personnes qui ont fait des captations et des photos des concerts, notamment Valentin de Violent Motion et la team Third Eye Cam (Timothé quand il n'assurait pas la basse dans Path of Resurgence et Jonas). La même chaleur en direction de Pierre, aka xElpadrex et Hermann Click pour avoir accepté de nous confier leurs photos, nous vous invitons à les suivres sur leurs réseaux respectifs. Enfin, merci à la scène hardcore et à ses actrices et acteurs, la responsabilité de créer le meilleur environnement possible nous incombe à toutes et tous et le défi a été brillament relevé durant cette soirée.