Punkach' renégat hellénophile.
Comment présenter le phénomène AmenRa au profane ? Car l'histoire n'a rien de banal : on parle d'un groupe belge qui a commémoré ses 20 ans d'existence en 2019 et qui, sur ce délai, est passé d'obscur groupe post-hardcore à véritable pilier au carrefour de plusieurs scènes extrêmes. AmenRa est, à ma connaissance, le seul projet musical belge à entreprendre de grandes tournées internationales, tant en Europe qu'aux États-Unis. C'était du jamais vu depuis quoi ? L'Eurovision 1986 ? Franchement je n'en suis même pas sûr.
Et pourtant, le concept n'est pas des plus faciles d'accès. Car quand bien même AmenRa s'inscrit dans le contexte plus large de la Church of Ra, déjà fort particulière, l'identité du groupe provient surtout de son chanteur, Colin Van Eeckhout. Artiste confirmé, et pas qu'en musique, mais aussi habité, pour ne pas dire torturé, et pour qui l'expression, à l'écriture comme sur scène, a de toute évidence une valeur de catharsis. AmenRa représente une démarche aussi sincère qu'étrangère à tout formatage, et c'est d'autant plus flagrant que, si Colin utilise régulièrement l'anglais, voire le français, il ose aussi le flamand, langue à l'accès ô combien difficile, même là où on est censé la comprendre.
Après un Mass VI sorti en 2017 et qui a fortement contribué à la notoriété du groupe, lui permettant de tourner bien au delà de son écosystème naturel, AmenRa nous offre donc De Doorn, sans artifice inutile. Un cinquième album qui rompt donc avec la tradition des Mass, qui transcende la carrière du groupe depuis 2003 avec deux EP et quatre albums. Simple parenthèse, ou nouveau départ ? Difficile à dire. En tout cas, là où Mass VI équilibrait le poids du sludge poussé à l'extrême avec des passages intimistes, presque fragiles (la transition "Edelkrone" – "Plus près de toi" à glacer le sang), De Doorn prend un sentier plus centré sur la voix. D'abord parce que l'album est entièrement en néerlandais. Ensuite car Colin et Caro Tanghe de Oathbreaker, venue prêter son chant, ont particulièrement recours au spoken word. Entendons-nous bien : dans toute autre langue, je suis sûr que ça serait mal passé. Mais avec les intonations particulières de la Flandre occidentale, et ses visions de ciel couleur de plomb touchant de quelques clochers une terre trop basse, l'idée fonctionne. Un choix artistique et linguistique qui fait en tout cas écho à l' EP Het Dorp/ De Zotte Morgen du groupe, ainsi qu'à ses performances accoustiques. Pari risqué, peut-être : aussi belles soient ces ballades flamandes, je ne sais pas comment un public peu familier de la langue des Brueghel les percevraient.
Alors que les notes éparses de "Ogentroost" laisssent présager un Big Bang sonore et émotionnel, c'est véritablement de la poésie que nous offre Colin avant de rugir, tandis que le chœur dirigé par Caro teinte la musique d'un aspect rituel, voire païen. Cinq pistes, plutôt longues, et pourtant ce n'est qu'avec un "De evenmens" qu'on se retrouve en terrain connu. Pour un morceau-fleuve qui navigue entre Sludge et Doom, les deux terres de prédilection de l'AmenRa récent, jusqu'à ce que le chanteur n'entame un languissant monologue qui n'a rien à envier au chemin de croix en guise d'épitaphe. "De evenmens" est peut-être le morceau le plus classique de l'album, et pourtant il me laisse comme épuisé. Jusqu'à accueillir avec soulagement le bourdon qui rythme lourdement "Het Gloren". Se relever, se remettre à avancer. Et déjà, en redemander.
Mais finalement, pourquoi je m'obstine à tenter de mettre des mots sur un album d'AmenRa ? "De Doorn" est à la fois plein de puissance et de retenue, terrifiant et triste, et contient probablement quelques références à la Passion, le rapport à l'épine n'étant que la plus évidente. Et bien sûr que cet album est splendide. Mais l'écrire c'est une chose, le ressentir une autre. Et tout cela n'a qu'une importance très relative, comparé à ce que le groupe fera de ce matériau. Car AmenRa ne joue pas de concerts ; les Courtraisiens livrent des performances, des événements uniques brouillant la frontière entre les arts, et toujours doués d'un message propre. Avec parfois un brasier, un crochet, un beffroi même, pour l'exprimer. C'est sur scène, dans l'émotion du moment, que "De Doorn" dévoilera sa vraie valeur. Le reste, ce ne sont que des bribes de mots lâchées au vent pour tenter de ressusciter un éphémère instant. Altijd en overal.
Setlist:
Ogentroost
De dood in bloei
De evenmens
Het gloren
Voor immer