(Re)découvrir Dominick Fernow : de Prurient à Departure Chandelier
mardi 18 mai 2021Compte groupé de la Team Horns Up, pour les écrits en commun.
Photo d'en-tête par Becka Diamond - Article par Hugo et Traleuh
Dominick Fernow est de ces personnalités qui fascinent, hantent et obsèdent - archétype de l’artiste hyperactif, aux mille projets. Sur tous les fronts, multipliant les alias, Prurient pour les intimes, Vatican Shadow pour les clubbers, sa dense discographie n’a cessé de donner le vertige. Il serait néanmoins réducteur de s’en cantonner à ces simples considérations, tant le musicien, ayant débuté sa carrière en 1997 à 16 ans, est l’un des plus reconnus de la scène industrielle globale des vingt dernières années. Quarante ans cette année, et, depuis l’adolescence, l’ardente volonté de faire briller la flamme de l’underground. Des musiques bruitistes aux retombées saturées et métalliques, faire vivre certaines sous-cultures, l’esprit des marges et des franges extrêmes, par le tape-trading et les flyers. En outre, le label Hospital Productions, fondé par l’artiste lui-même à ses débuts, symbolise cette volonté de construire des ponts entre les mondes, de perpétuer une musique constamment déroutante et brûlante d’engagement.
Depuis plus de vingt ans, donc, Dominick Fernow fait partie des forces-vives des musiques extrêmes, qu’on le veuille ou non. Sur un site comme Horns Up, il semble désormais – et car nous l’avons trop peu fait par le passé – tout à fait essentiel de s’attarder sur ce type d’artistes. Au fond, les années filent, et les barrières entre les genres s’éclatent toujours un peu plus, comme pour mieux se distinguer, se singulariser, entrer en résonance. La scène n’est plus la même qu’il y a vingt ans, et pourtant demeurent un certain nombre de projets intègres, intransigeants, évoluant parmi le fade et le vite consommé. Dominick Fernow existe au-milieu de ces contradictions, de ces idées, et les interroge, les subvertit, les magnifie, parfois. Pourtant, tous ses projets ou presque ont commencé de façon anonyme. L’artiste complet - particulièrement dans les marges - est aussi celui qui souhaite d’abord que sa musique soit consommée pour elle-même, sans autres considérations. Un dilemme se pose donc pour le rédacteur qui se trouve confronté à ce postulat, et sur la manière de parler de ces œuvres. Les défricher, les situer, sans les dénaturer. Tentons donc de donner quelques clés de compréhension, ou a minima notre avis sincère sur différentes sorties, afin d’aiguiller les quelques lecteurs intéressés.
Prise dans sa globalité, l’œuvre musicale de Fernow est fondamentalement difficile à décrire. Elle rappelle que les sons ont d’abord pour origine un vécu, une situation, un regard face au monde. Que la musique naisse d’expériences, éventuellement, mais qu’elle puisse avant tout découler d’une image, raconter quelque chose, est une considération importante. C’est à notre sens l’une des clés pour comprendre la musique de Dominick Fernow : la volonté de mettre en musique le vide existant, cette béance entre l’image, le sentiment, le texte, et la perception que l’auditeur s’en fait. L’idée n’est pas de chercher à décoder le mystère, ni de rassurer l’auditeur dans son interprétation de celui-ci, mais bien de sublimer le matériel initial. L’image existe, et si la musique peut permettre de l’expliquer, elle peut surtout créer à partir d’elle, en de fécondes dialectiques. C’est là, à mon sens, que se situe notamment l’héritage des musiques industrielles au sens large dans l’œuvre du musicien. Ce type de musique étant (souvent ici) une violence pour les esprits, mais aussi et surtout les corps, l’emballage se doit d’être à la hauteur. C’est précisément pour cette raison que les thématiques abordées sont rêches, souvent inconfortables.
À vrai dire, parler « d’emballage » serait réducteur, tant l’extra-musical – tout sauf la musique elle-même, revêt ici une importance considérable et essentielle. Prurient raconterait autant les profondeurs de l’être, une sorte de dépravation mystique, que le savoir ésotérique global, quand Rainforest Spiritual Enslavement semblerait mettre en musique l’atmosphère même de la forêt tropicale et toute sa lourdeur. Individuellement, chacune des œuvres de Fernow a son quelque chose de dérangeant, d’altérant. Tous les disques ou presque sont dotés d’une décharge magnétique fantastique, notamment grâce à ce qui les entoure. La musique est d’abord évocatrice en ce qu’elle marque d’abord la vue, avant l’ouïe : titres d’albums et de morceaux, pochettes troubles et ambigües, supports physiques assemblés à la main et devenus objets d’art… Rien n’est laissé au hasard, tout est soigné, car l’identité globale des projets ne doit jamais cesser d’interloquer, de questionner. L’essentiel du storytelling passe par là, jamais dans la frontalité, comme un long puzzle à reconstituer par l’assemblage de tous les éléments entourant le son pour mieux le pénétrer, l’emplir.
Le vide à combler serait aussi celui entre l’imaginaire, le désir, et la musique en tant que « matière neutre ». En quelques mots : créer la musique qui n’existe pas encore, la pousser à un « au-delà » – plus souvent un « en deçà ». L’artiste peut avoir ce rôle de catalyseur, comparaison d’autant plus éloquente qu’il s’agit ici de musique industrielle. Le bruit blanc existe, nous encercle même de façon imperceptible, à certains désormais de le dévier, le modifier, le transgresser… bref, investir l’acte créatif de « bruit ». Dominick Fernow devient ce créateur face au vide, se saisissant à la fois du désir, des tensions, du besoin de composer, teintant son art de symboles provenant tant de son inconscient que d’occultes dossiers d’archives. Alors, si chaque projet est initialement anonyme, ils demeurent tous l’engeance de leur créateur, que l’intention initiale soit limpide ou non. Si Fernow a démarré la musique de façon quasi-accidentelle, c’est pour mieux y injecter ses propres pulsions, qui se déclinent en tant d’histoires à narrer. Produire ce genre de musique n’a rien d’innocent. Les sonorités bruitistes – et allons plus loin, celles électroniques aussi – sont nées dans la marginalité, mais pas forcément vouées à y rester. Et il y a sûrement plus de connexités à faire qu’on ne le présuppose entre une écoute au casque, les bras croisés derrière son écran, au fait de se la donner en boîte.
Photo par Andrew Parks
De ses propres mots, la musique de Dominick Fernow n’a pas vocation à inventer quoi que ce soit. Elle n’est pas fondamentalement inédite. Son œuvre globale ne saurait être abordée à l’aune d’un « renouveau » musical tangible. Un certain héritage est assumé : du label techno Ant-Zen à l’historique Tesco Organization, des collectifs Sandwell District et Genocide Organ à des entités comme Muslimgauze ou encore Masonna. Néanmoins, son œuvre a systématiquement participé à un certain renouveau de popularité des sous-genres qu’elle présente, qui s’inscrivent dans plusieurs temporalités et espaces. Prurient arrive au moment où la musique Noise reprend un nouveau souffle, peu de temps avant la fin de l’époque tape-trading et la redécouverte de nombreux disques sur internet. Vatican Shadow s’inscrit aisément dans le sillage d’artistes comme Varg (et du label Northern Electronics) ou Ancient Methods, dans ce créneau de techno « sombre » redevenant globalement populaire auprès du grand public, se produisant lui aussi, curieusement, dans les Boiler Room et à Ibiza. En outre, que Dominick ait participé dans une moindre mesure à Cold Cave le temps d’un Cherish The Light Years - album important préfigurant alors un retour à la mode de sonorités 80s, de la Synthpop au Post-Punk - est à la fois évident et révélateur.
S’il est aujourd’hui l’un des « gros noms » des musiques « extrêmes » au sens large, la démarche de Dominick Fernow n’a jamais rien eu d’opportuniste pour autant. Le musicien a logiquement grandi avec l’évolution des tendances musicales, ne cherchant jamais à défigurer sa musique, ni à malproprement dégobiller ses influences comme le font tant d’autres. Mais de ces influences il est bien l’enfant, l’héritier, et on pourrait encore en citer plusieurs : Merzbow de façon limpide, le colosse Godflesh qui aura su inventer plusieurs sous-genres à lui seul, peut-être Boyd Rice/NON tant pour l’esthétique que les spoken words... L’expérimentation devient la matière même de la création, et le socle des évolutions artistiques. Le but n’est pas de copier, mais d’apprendre un savoir-faire. Bermuda Drain et Through the Window ont permis l’exploration de sonorités techno, et la création de Kneel Before Religious Icons. L’expérimentation noise à partir de guitare a été une pente naturelle vers le Raw Black Metal, et les multiples projets auquel Fernow a participé (Ash Pool, Autumn Heart, Vegas Martyrs…). Sa trajectoire est en outre comparable à celle d’un autre artiste Nord-américain, Pierre-Marc Tremblay (Akitsa, Âmes Sanglantes, le label Tour de Garde), avec qui il collabore justement au sein de Departure Chandelier.
Quand nous avons eu envie d’écrire sur Dominick Fernow, la question de la forme à adopter pour l’article s’est rapidement posée. Aussi, car la prétention n’est pas ici de donner un aperçu exhaustif ou véritablement journalistique de la carrière du bonhomme, nous avons décidé de reprendre le format des « albums pour découvrir un artiste » développé sur le site. L’objectif est ici de vous proposer notre introduction à la musique de Dominick Fernow, sans conforter l’artiste dans sa modestie, car nous restons convaincus que son empreinte a été essentielle (nécessaire ?) ses vingt dernières années. Et car les musiques mystérieuses doivent aussi le rester, il est sûrement plus intéressant pour l’auditeur de suivre son propre chemin une fois la lecture de l’article passée. Rien ne remplacera la première découverte d’un disque, parfois marquante à vie. Néanmoins, à la fin de l’article, après cette liste de huit disques que nous avons jugé essentiels, vous pourrez retrouver, si vous le souhaitez, une playlist de nos morceaux préférés du musicien.
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Prurient - History of Aids
Hospital Productions (2002)
Hugo : De tous les albums présentés dans cet article, celui-ci est assurément le moins accessible, le plus compliqué à écouter. History of Aids reste cependant un album fondateur dans la dense discographie de Prurient, et l’une (la ?) des premières sorties majeures et remarquées du label Hospital Productions. Seul un public familier des sonorités (harsh) noise sera à-même d’apprécier cette œuvre, sans, pourtant, pouvoir prétendre en ressortir indemne.
Aucune lumière n’émane de ces quinze titres, tout est laid et suffocant. L’histoire qu’ils semblent raconter ne permet pas l’optimisme, ni-même un sourire, ce qui justifie l’absence totale de mélodie. Tous les paysages connus, des plaines aux rues de la ville, ne sont plus que désolation, mais se distinguent chacun par des nuances de gris différentes, par des manières uniques d’être vidés de leur humanité. Retranscrire cela en une musique bruitiste, c’est admettre que le mur de son ne doit pas être uniforme, qu’il doit évoluer constamment au fil des morceaux, sans être moins éprouvant pour autant. Les catastrophes, les absences, ont leurs subtilités, c’est ce qui permet toute la richesse des textures anti-musicales.
HOA est une œuvre éminemment « Power electronics », qu’on aurait dépossédée de (quasiment) tous les passages nous permettant de respirer. On retrouvera souvent cela, à l’avenir, chez Prurient, mais rarement de façon aussi rigide et sur un album entier. Ne restent que les vibrations basses et les explosions criardes, auxquelles s’ajoutent des cris d’une rare puissance, comme celui du dernier chanteur de Punk Hardcore au monde hurlant face au précipice. Difficile de dire si l’œuvre incarne une certaine révolte ou l’acceptation du pire. Une chose est certaine : elle préfigure de prochains essais qui mettront à l’épreuve les corps et les âmes, tout en faisant figure d’apothéose dans le cauchemar global.
Comme chez Carpenter, l’horreur naît du quotidien. Cette pochette nous attire irrémédiablement sans que l’on sache trop pourquoi, semble évoquer mille souvenirs tant le paysage ci-dépeint est banal et connu. Au vu des thématiques abordées par cet album conceptuel, il était aussi difficile de le concevoir autrement. La pochette est impersonnelle car le thème est universel ; la musique devient dure à affronter, apocalyptique, de façon tout à fait justifiée. Et la musique peut de toutes façons (doit ?) aussi, parfois, être terrible, en bon reflet de certaines expériences, de visions du monde. Difficile donc d’en ressortir indemne, je disais.
Prurient - Cocaïne Death
Hospital Productions (2008)
Hugo : Il est amusant de constater que certaines compilations peuvent devenir importantes par elles-mêmes. Combien ont découvert Urfaust avec Ritual Music For The True Clochard, reprenant pourtant de nombreuses pistes du deuxième album ? Cocaïne Death est une compilation de « démos », inédites pour la plupart des auditeurs car distribuées en petites quantités, sans qu’il y ait pourtant une volonté claire de les limiter (mais plutôt de créer tant de cassettes exclusives, assemblées à la main, ce qui ne permet pas une fabrication industrielle). Chaque œuvre devient intéressante sur tape avant tout car elle devient matériel unique.
D’emblée, ce qui m’a profondément marqué avec cette œuvre est la tension constante qui s’en dégage. On le remarque d’abord avec cette fascinante pochette, intrigante et terrifiante à l’image des différents morceaux. L’introduction donne l’impression d’une montée en puissance qui ne cessera jamais, sans que, pourtant, aucun moment d’extase n’apparaisse. Le rêve évolue vite alors vers le cauchemar le plus terrible : un bad trip mystique où la petite voix dans nos têtes récite de sombres versets. L’histoire musicale d’un mal impalpable, invisible, mais d’une puissance certaine. On pourrait presque croire que la femme sur la pochette s’accroche à l’épaule de Laura Palmer.
Si Cocaïne Death me marque tant, c’est grâce à sa capacité à synthétiser tout ce qui me plaît chez Prurient. Ce, avant tout, par son jeu de textures musicales, d’une richesse vertigineuse et presque troublante, à l’image de son artwork. Les claviers en arrière-plan, produisant des mélodies qu’on croirait samplées de sublimes symphonies, forment la base belle et mélancolique de cette musique. Une beauté – et c’est là que l’ensemble devient inquiétant – qui n’aurait presque de sens que dans l’autodestruction. Comme si c’était inévitable, comme si, en fin de compte, l’overdose était la seule issue.
Cet album constitue finalement une preuve indiscutable que la musique noise peut remuer en nous des choses insoupçonnées. Qu’elle peut être belle et difficile, matérialiser les plus délicates phases (dark) ambiantes, avant de les détruire sans prévenir. Que ces éléments puissent cohabiter, l’éther et le chaos urbain, le sublime par la noirceur, est quasi contre-intuitif. Mais si le mal se cache entre tous ces interstices, j’ai envie de croire que certaines des plus belles compositions aussi.
Ash Pool - For Which He Plies the Lash
Hospital Productions (2010)
Hugo : Le premier album d’Ash Pool est né d’un symbolisme abrasif, dur à supporter. Il évoque la violence et la dépravation sexuelle, de façon basse car tristement humaine, par une musique Black Metal empreinte de sonorités garage maîtrisée. La brutalité des paroles est au service de morceaux parfois bruitistes, définitivement primaires. L’ensemble contraste largement avec d’autres instants beaucoup plus raffinés musicalement, quasi-gracieux. Comme un corps quittant un instant la terre, se projetant vers les astres.
Cette transition plus majestueuse sera à l’œuvre pour l’album For Which He Plies the Lash, trois ans après. Si la bassesse continue de s’incarner par la brutalité, des chants clairs séraphiques et claviers cristallins permettent ici de donner à la musique son autre incarnation, sa vocation stellaire. Ce second opus s’inscrit cependant dans une certaine continuité de World Turns On Its Hinge, perpétuant encore certaines sonorités délectables, comme celles quasi-Death Metal notamment par l’alternance de vocaux rauques à d'autres plus aigus, déchirés. Le chant clair est ainsi plus présent sur cet opus, presque Doom, mais dans une urgence sulfureuse (White Dwarf Death Mask). L’ensemble de ce disque tend largement vers l'ésotérique, embrassant davantage le cosmos, le rapprochant aussi de Prurient.
Parmi les groupes Black Metal de la scène nord-américaine, Ash Pool a toujours été l’un de ceux qui m’ont le plus touché. S’il emprunte beaucoup à Akitsa, il conserve néanmoins une identité tout à fait unique, comme souvent avec ses géniteurs (Fernow donc, ainsi que le musicien Alberich). Mais de tous les projets de la sélection, Ash Pool est sûrement le moins connu. Les deux LP qui composent sa discographie sont des joyaux à l’éclat infâme, sûrement voués, dès le départ, à rester dans l’ombre. Deux facettes classiques et retranscrites en musique d’une même pièce : la terre et le ciel, l’enfer et le paradis. Les références religieuses sont nombreuses, assez classiques, et reprenant un héritage évident (Havohej…). La musique raw et allie le frontal à un regard lancé vers le ciel. Des amplis vieillis à la poussière d’étoile, qui jouent la musique de criminels bénis par les saints eux-mêmes. La description d'une orgie sanglante d’anges dans le ciel.
Si mon choix s’est porté sur cet opus, j’estime que l’ensemble des EPs et splits (avec Akitsa et Thy Serpent) sont tout à fait essentiels, voire des sommets discographiques. En ce sens, « De-Stoning The Ephesus House » est pour moi l’un des plus beaux morceaux du genre de ces dernières années. Ash Pool est finalement aussi l’un des projets les plus compliqués à cerner de cette sélection, empruntant en ce sens autant à Whitehouse qu’à un Brainbombs. L’horreur n’est pas politique, ce qui ne l’empêche pas d’être.
Vatican Shadow - Remember Your Black Day
Hospital Productions (2013)
Traleuh : Des affrontements spectralisés. Une guerre de traces, recherches et poussières ; des fantômes qui hantent les ergs, lûmes réfléchis sur un sable uniforme, sans vie ou presque, éclatant la rétine. Les corps se sont rangés, la chair se dissimule, paysage rêche d’immobilisme glaçant. Une guerre d’empreintes inconnues, de marques sans signifiant ; guerre ébruitée, tout juste ces quelques bourdonnements mécaniques qui sifflent l’air, déserts irréels. Des silences assourdissants, des torrents d’inconséquences, cette guerre de spectres. Et Fernow de sa lime, grattant, pénétrant ; entrant, comme par effraction, dans ce silence de paranoïaque. Il piste l’envers de ces morts-techniques, ces pertes-accidents ; fantôme trop tangible de ces fractions oubliées dans une arithmétique spéculée à des milliers de kilomètres. Dans Remember Your Black Day c’est ces guitares saturées qui viennent troubler des rythmiques trop sûres ; et ces couches ambiantes, toujours, voile de mort, ombre minuscule recouvrant une asymétrie immense, projetée d’un drone piloté d’algorithmes et d’intentions humaines, trop humaines, intervention nanisée et occulte. Guerre des grands espaces et guerre d’enfouis, de terrés ; cette intériorité troublée qu’à toujours scruté Fernow, comme invertie vers les consciences, des troubles d’aliénation, stress post-traumatiques, évoquées, limpidement, sur la pochette ; vétérans rongés sclérosés d’anxiété, hyperstimulation des sens rendus palpables sur un Contractor Corpse Hung Over The Euphrates, tout en rythmiques spasmodiques, comme tremblantes. Et c’est peut-être dans ce grand lieu d’interférences, dans ces corps où tout passe, ces corps aux stigmates imperceptibles que Fernow a toujours su le mieux errer ; un fer passé sur l’épiderme, celui de l’industrial toujours louvoyant, mare ensevelie vers laquelle tout converge.
Prurient - Frozen Niagara Falls
Profound Lore (2015)
Traleuh : Curieux, sans doute ; effronté même, peut-être, que le choix de faire passer Frozen Niagara Falls, le plus éclatant, le plus provocateur, le plus versatile et, certainement, le plus célèbre des disques de l’excessive prolifération discographique de Dominick Fernow, à mi-parcours, sur un sentier des plus troubles, après des Departure Chandelier, des Vatican Shadow. Mais, on le pense, sensé, dans la mesure où il permet de situer ce qu’est et a été le disque dans le continuum de l’artiste – un précédent, une balise. C’est qu’avec Frozen NiagaraFalls, on parvient aux coulisses, à un envers presque absolu des projets précédents, tout en jouant, paradoxalement, un rôle quasi-intercesseur, de passerelle. L’envers, d’abord, par cet expressionnisme abstrait et violent, ces séquences dénudées d’une pure noirceur expiatoire, jouant des ombres. Lyricisme sans interfaces, grouillant d’éréthisme ; foudroyant négatif des rapports d’intériorité, de séclusion que peut induire un Rainforest Spiritual Enslavement, par exemple. Plus contrasté aussi, par ces arpèges synthétiques de frimas et ces vocaux hardés, ces retombées bruitistes et ces tissages patients, à la guitare, presque stoïque – on pense à Coil et ses Amethyst Deceivers. De la nuance, de fantastiques saillies, un sens du tonnant. Mais un Fernow toujours aussi obsessionnel, aussi structuré, une conscience quasi démiurgique ; une placidité de l’artiste que l’on imagine sans peine face à cet ensemble protéiforme, des collages impossibles, ses érections. Pourtant il s’agit toujours de convoquer, de suggérer des espaces, ici puissamment confrontationel, mais aussi lubrique, érotique, espaces masochistes et lacératoires – ceux des clubs et d’une danse conçue comme nudité pure, provocation et transgression.
Rainforest Spiritual Enslavement - Ambient Black Magick
Hospital Productions (2017)
Traleuh : Face à l’évocatoire de Vatican Shadow, Rainforest Spiritual Enslavement est l’archétype du sensoriel, tout en tensions mouvantes, sinueuses, courbes à peine perceptibles. Engoncé de moiteur dans ces tropiques dilatoires, l’électronique de Fernow devient matière, masse écaillée qui se détend, se distord à volonté – membres aspics, membres couleuvres qui ligotent les arbres. Pas question d’une quelconque hypnose pourtant, de quelque état méditatif ; plutôt un bain, une bauge profonde et muette, une forêt aux ramures insistantes, feuillages intriqués en nuances de verts – vert permanent, vert pléthorique dévorant la rétine, atrophiant les sens à mesure qu’on s’enfonce dans les bois. Immense cuve uniforme, conditionnant l’attention aux altérations, aussi fluettes soient-elles ; espace clos aux atmosphères graduées, en reptation, jusqu’à un stade d’ultrasensibilité confinant au paranoïaque, là encore, grand thème de Fernow. Et dans Ambient Black Magick, le plus chromatique de tous, les couches se tordent à des degrés infinis, libérant les potentiels éruptifs (Jungle is a Shapeshifter). Chaque oscillation, alors, chaque pas, chaque réhaut de ton équivaut à un écho torrentiel, jet amplifié dans cet espace obsessionnel d’hyperrésonance que Fernow peint, obstinément, à percer le canevas. Des éclats-gemmes, des synthétiseurs qui déversent leurs cristaux polychromes, leurs jets si soudain, pour se fondre à nouveau dans cette matière rampante, pure toile. Matière rampante, matière d’imprégnation, d’absorption, vectrice d’altérations sensorielles ; la matière porte et l’on s’y fond, comme aspiré du vert passif qu’il dépeint, un vert que l’on ne redoute pas mais qui perce un creux en nous, pour peu qu’on se laisse guider, déborder par Fernow.
Departure Chandelier - Antichrist Rise To Power
Nuclear War Now! (2019)
Traleuh : Ces séances de spiritisme, ces exercices de nécromant, le Black Metal, à la marge, en a toujours pratiqué – des cadavres trop tangibles, trop frais, d’un Dawn of the Black Hearts, aux invocations, plus métaphoriques, des côtes attiques et de ses revenants qui hantent (trop ?) l’Occident, chez Macabre Omen. Mais Fernow l’iconoclaste, marginal parmi les marges, ressuscite, pour son Antichrist Rise to Power, le cadavre d’un empire, celui de Napoléon Bonaparte. Jouxtant les mouvances – tristement classiques, aujourd’hui – de nos néo-fascistes se massant la trique sur des soleils noirs, Fernow, dans son coin, rêve bleu, bleu monarchique, despotisme impérial. Et à nouveau des histoires de spectres qui crient vengeances, ces corps qui remuent - ceux des guerres napoléoniennes. À nouveau, également, des obsessions bien singulières, qui hantent cette fois-ci Sainte-Hélène et les paysages de mort de Waterloo. Des accointances avec la docta du genre, on devine, à la lisière, les fantômes de pureté de race, d’élitisme et de culte de la personne ; pourtant le projet sonne hétérodoxe, des fragrances d’individualisme et d’autosuffisance. Mais c’est surtout cette figure polarisatrice, infusée de l’aura du mythe avant même son trépas ; figure aux milles tenants, citadelle imprenable que seuls quelques géants auront su s’approprier – Tolstoï, Balzac, Gance parmi d’autres. Departure Chandelier est comme l’envers des précités, histoire alternative et légende noire : un Napoléon des cieux, venu des enfers, venu d’ailleurs, mais venu sur terre pour régner, en bon tyran ; Napoléon dictateur, Napoléon antéchrist assoiffé de sacrifices, des autels de chair érigés à Waterloo, pour conjurer la défaite, coute que coute. Et Re-Establish The Black Rule of France comme cette procession glorieuse, cette apothéose aux claviers somptueux : Napoléon transfiguré, Christ corse ; Napoléon en transe cosmique portant le destin de l’Europe, possédé par ses sectateurs. Alors un culte nouveau s’érige, alors la vérité s’égorge, à nouveau, et on riffe sur les cendres de l’autocrate, parce que son écho est sans frontières, sempiternel ; éclat souverain luisant d’étrons, comme un empire.
Vatican Shadow - Persian Pillars of the Gasoline Era
20 Buck Spin (2020)
Hugo : Dans la déjà dense discographie de Vatican Shadow, Persian Pillars ferait presque figure d’album synthèse, relatant dix ans d’expérimentations vers les sonorités techno recherchées. L’album, en plus d’avoir été masterisé par la légende Justin Broadrick, est paru sur l’important label 20 Buck Spin. S’il s’inscrit aisément dans la continuité des précédents travaux de Vatican Shadow, le disque est aussi résolument tourné vers d’autres horizons musicaux.
La musique du projet a toujours été teintée de sonorités ambiantes. C’est même l’une de ses bases les plus immuables, donnant à l’ensemble une certaine puissance méditative (pour grossir le trait, à la Aphex Twin). Persian Pillars fait néanmoins encore évoluer le son du projet vers plus de profondeur, et notamment par sa production. Les sections rythmiques, et non sans raison, rappelleraient presque celles de Godflesh, venant casser la tranquillité initiale. Que ces différents éléments cohabitent avec autant de justesse, aux services de thématiques assez inédites pour le genre, est déjà en soi une prouesse. C’est bien là le brio du projet dans son ensemble, à vrai dire, une grande partie de sa personnalité. Ici, quelques boucles quasi-dub (Taxi Journey…) sont si évocatrices que le tout, et aussi à la lecture des titres, prend directement une dimension cinématographique.
À mon sens, la techno est l’un des genres contemporains les plus complets et riches, malgré un dépouillement apparent. Le sound-design est un art à part entière, fascinant, essentiel, et permet un foisonnement dans le minimalisme. Fernow donne ainsi leurs couleurs sonores à des évènements ayant marqué les consciences mondiales, tirés d’une mémoire récente controversée. De son propre aveu, le storytelling, si riche soit-il, est néanmoins incorrect temporellement. S’emparant des gros titres de journaux américains relatant la situation moyen-orientale, les opérations en Irak comme Desert Storm, il leur donne une dimension cryptique, ésotérique, difficile à déchiffrer. Subtilement, il rappelle la puissance descriptive de la musique elle-même, par l’alliance de sonorités suggestives aux effets variés sur les corps et les esprits.
Pour revenir à cet album en lui-même, j’avoue qu’il est sûrement celui que je préfère aujourd’hui, ne ne m'ayant cependant livré ses secrets qu’après des mois d’écoutes. La production est plus soignée, raffinée, ce qui permet une musique moins frontale parfois que par le passé. La première face est constituée de quatre morceaux assez distincts, évocateurs par leurs sonorités, je le disais. Les deux dernières pistes sont néanmoins beaucoup plus progressives, ésotériques car elles regorgent d’instrumentations quasi-imperceptibles, semblant moins relater des évènements à part entière que des phénomènes globaux en lame de fond. Si Vatican Shadow raconte le « monde extérieur » (en opposition à celui « intérieur »), il emprunte finalement souvent ici à un Rainforest Spiritual Enslavement, développant des sonorités plus rampantes, organiques (Ayatollah Ferocity), sans qu’elles soient naturelles pour autant, bien au contraire. Drones et avions furtifs ne quittent plus le ciel.
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À l’image de son label Hospital Productions (qui fêtera ses 25 ans d’existence prochainement, et mériterait un article à lui-seul), le brio de l’œuvre de Dominick Fernow est d’avoir réussi à créer des ponts entre les genres, entre les sous-cultures, sans jamais manquer de respect à aucun héritage. C’est ce respect profond de l’underground qui caractérise avant tout Fernow et sa musique, s’exprimant sur de nombreux terrains en apparence différents, mais intimement liés par leurs histoires. Le bruit devient poétique de la violence, la mélodie, elle, créatrice de sentiments contradictoires, de la plus haute transe au pathétique traumatisme.
Il semble difficile de remettre en cause un tel héritage musical. Du reste, quelques polémiques isolées, notamment autour de Vatican Shadow et des épisodes historiques abordés, émergent ces dernières années. Fernow a toujours été relativement silencieux sur ces thématiques, leurs raisons d’êtres, afin de laisser à l’audience la possibilité de les interpréter. La neutralité est finalement aussi ce qui dérange, voire l’objectivation de ces thématiques, devenues histoires racontées, relatées. Et c’est bien là, aussi, le point commun entre la plupart des projets de Dominick Fernow : à chacun d’avoir sa propre expérience à partir de ces œuvres, une fois dans la nature, elles n’appartiennent de toutes façons plus à son créateur.
Que l’auditeur se fasse son propre avis. On a le droit d’être dérangé par une musique dure à l’oreille, autant que par certaines thématiques compliquées. La musique quasiment instrumentale étant de toutes façons, et par nature, vague et libre d’interprétation. Fernow se joue de la surenchère d’informations du monde, en créant lui-même des centaines d’œuvres aux milles histoires inédites. Il excelle lui-même dans la description d’une violence globale, un mal profond, avec une précision d’écriture quasi-journalistique. Rajoutez à cela une empreinte définitivement personnelle, quelques obsessions récurrentes et souvent abstraites, et vous obtenez l’une des discographies les plus éblouissantes et compliquées de ses vingt dernières années. Susciter l’imaginaire, chambouler parfois à vie, c’est aussi ça, finalement, la marque des grands artistes. « There’s beauty but there’s discomfort ».