Nos essentiels des années 2010 - Coups de cœur hors catégorie
lundi 28 décembre 2020Compte groupé de la Team Horns Up, pour les écrits en commun.
Alors que l'année, ainsi que la décennie, se terminent dans quelques jours, voici venue la fin de notre merveilleuse aventure. Elle aura occupé l'équipe de Horns Up tout au long de 2020 : se remémorer, trier, voter, débattre et, enfin, vous présenter nos articles retraçant les albums essentiels des années 2010 (jusqu'à 2019) par genres. Nous ne pouvons bien sûr pas évoquer toutes les branches de la musique metal et des genres affiliés, ce qui nous mène à ce dernier « top » quelque peu hors piste. Quelques rédacteurs et rédactrices ont joué le jeu : choisir un seul album coup de cœur, qui n'aurait pas pu entrer clairement dans l'un des articles précédents (Black, Death, Doom, Heavy, etc.) mais qui correspond toutefois à ce que Horns Up se plaît à vous faire découvrir le reste de l'année. Vous n'aurez donc pas l'occasion de nous voir parler de pop ou de rap bien que nous en soyons friands et friandes, mais il y a ici de quoi vous rassasier entre des fêtes de fin d'année déjà bien nourrissantes pour beaucoup d'entre nous. Nos essentiels, édition finale : les laissés pour compte mais pourtant mémorables albums hors catégorie.
Ultra Vomit - Panzer Surprise (2017)
Storyteller : Ultra Vomit, ce sont les boulangers pâtissiers du Metal : ce qu'ils font plait au plus grand nombre, c’est coloré et ça passe tout seul, mais c’est aussi subtil, pas si simple à réaliser et surtout, ils ont réussi à créer leur signature. C’est un peu le meilleur patissier en version crado et il leur aura fallu du temps pour se bâtir un nom, une réputation et un public. Mais maintenant que tout le monde a goûté à leur musique, difficile de les ignorer et de s’en passer.
Une des clés de la réussite est la constance de leur concept et surtout de la qualité de leurs chansons. On se demande à chaque fois comment ils vont faire pour se renouveler ou quelles vont être les nouvelles victimes de leurs moqueries potaches. Le seul album de la décennie est Panzer Surprise. Et il arrive neuf ans après Objectif : Thunes, ce qui montre à quel point le groupe a été pris par les tournées et a pris le temps de composer. Mais il fallait aussi laisser passer le temps pour que s’installent de nouvelles références dans le monde du Metal ou de la culture pop pour pouvoir s’en inspirer : comme par exemple l’essor de la culture japonaise pour en tirer "Takoyaki". Mais le succès d’Ultra Vomit est aussi une question de génération. Les fans prenant de l’âge, ils sont aussi sensibles à des références plus pointues, comprenez plus vieilles, comme Ken le survivant, transformé en "Keken", hommage à la bière à l'étoile rouge.
On rigole un bon coup, c’est vrai mais on ne peut que tirer notre chapeau au quatuor qui montre une palette musicale vraiment large, du heavy au black, en passant par le Metal lourd de Rammstein. Cela peut signifier deux choses : soit ils ont du talent, soit le Metal est un style de branquignols que n’importe qui peut jouer. Personnellement, je penche pour un mix des deux. La variété de l’album fait que l’on ne s’ennuie pas, que l’on s’attache à certains titres, qui collent à un monde dont on se sent plus proche (mon amour pour la bière m’a fait écouter Keken un paquet de fois). Il faut aussi prévenir que parfois l’humour potache fait frôler l’indigestion mais un comprimé de Citrate de Bétaïne et c’est reparti.
On peut aussi reconnaître qu’ils ont su tirer parti de leur notoriété grandissante : un live à l’Olympia, salle ô combien pas Metal, une bière apéro de l’enfer, la Keken, des parties de foot avec des pros, le Hellfest, des clips de plus en plus élabarrés (notez le jeu de mots !). On se demande évidemment quelles suprises le futur nous réserve et s'ils vont pouvoir maintenir le niveau tant l'exercice est périlleux. Mais on se prend à rêver de collaborations futures comme avec le Capitaine Marleau, aussi barrée qu’eux, ou encore Jean-François Copé, connu pour ses talents de pianiste. A bon entendeur...
Cigarettes After Sex - Cigarettes After Sex (2017)
Malice : Cigarettes After Sex. Pour certains, c'est un nom évocateur – ne fumant pas, je ne connais pas ce plaisir, semble-t-il, qu'est la clope post-coït, mais j'imagine que sa sensation réconfortante, mélancolique et en même temps intime correspond à ce que je vis à chaque écoute de ce combo texan de pop éthérée, aux accents shoegaze mais pas trop. Comme le disent ses détracteurs, de toute façon, pour cerner CaS, vous n'avez qu'à en écouter un titre, ils se ressemblent tous – c'est cruel, mais c'est difficile à nier.
C'est aussi ce qui fait que je peux m'écouter d'une traite toute la discographie (un EP et deux albums désormais) d'un seul vol plané, la tête dans le coton, « le coeur sur une taque allumée » comme le chantait Damso – il parlait alors d'Agnès Obel, mais là où la belle Agnès m'emmène loin également, elle le fait par des sentiments plus tristes, comme la pluie à la fenêtre, tandis Cigarettes After Sex est le plaid sur mes genoux, le verre de whisky, le baiser de l'aimée absente et au loin.
Pourtant, les textes de Greg Gonzalez ne sont pas toujours des plus romantiques : sur "Truly", il nous chante une ode au sexe entre amis - « Truly, know that you really don't need to be in love to make love to me » ; "Each Time You Fall in Love", probablement le plus beau titre de l'album, rappellera aux ados que nous étions cette impression d'avoir chaque fois trouvé «la bonne». La voix incroyablement douce de Gonzalez porte l'écoute, tout comme cette basse enveloppante, cette guitare aux lignes simples. Pour être honnête, je me suis parfois demandé comment Gonzalez réussit à m'avoir à chaque morceau, du tube "K" à la conclusion presque puérile "Young & Dumb" – et sur chaque morceau de Cry, l'opus suivant, également. Comme un bonbon sucré au goût familier, comme une dose d'endorphine pure, Cigarettes After Sex est le compagnon de mes voyages de nuit, de mes gueules de bois et de mes moments de solitude.
AtomA - Skylight (2012)
ZSK : Si nous avions du faire un bilan des années 2000, j’aurais bien sûr placé dans la catégorie Mélodeath (ou Doom ?) l’unique album de Slumber, Fallout, sorti en 2004. Le groupe qui a en quelque sorte pris sa suite, AtomA, aura l’honneur d’être cité pour la décennie suivante, mais dans ce bilan un peu particulier. Pourquoi ? Parce que AtomA est parti bien plus loin que le Doom/Death mélodique de Slumber et s’est engagé dans un sacré trip interstellaire, quand bien même 3 morceaux de Skylight ont été à l’origine publiés sur la dernière démo de Slumber, Resonance, sortie en 2010. Mais cet unique (pour l’instant, le deuxième devrait arriver très bientôt) album d’AtomA s’est démarqué et comment. Prenant malgré tout pour base les mélodies typiquement Slumberiennes (bien que Jari Lindholm, l’éminent guitariste soliste, n’est considéré que comme invité), Skylight se laisse ensuite aller à un voyage aux airs de Space Opera. Entre Post-Rock épique (les formidables "Highway", "Resonance" et "Rainmen"), « Metal » symphonique et progressif ("Skylight", "Hole in the Sky"), grosses touches électro-futuristes (l’incroyable intro "AtomA", "Solaris") et musique purement stellaire ("Bermuda Riviera", "Saturn & I"), Skylight brasse large sur sa thématique et a livré un album tout simplement exceptionnel. Beau, touchant, riche, dépaysant, AtomA est allé au-delà de pas mal de codes et a proposé un des albums les plus trippants et passionnants de la décennie, qui provoque encore de menus frissons aujourd’hui. L’album ultime pour amateurs de sensations spatiales sur base de Rock/Metal, et on se demande comment le collectif d’astronautes irano-suédois va réussir à faire mieux que ce chef d’œuvre, presque 10 ans plus tard…
Zeal & Ardor - Devil is Fine (2016)
Matthias : Il y a des idées qui, sorties de nulle part, s'avèrent finalement tellement géniales qu'on se demande bien pourquoi personne n'y a songé plus tôt. C'est totalement le cas avec le projet Zeal & Ardor de Manuel Gagneux, monté pourtant sur le défi au goût potentiellement douteux de faire fusionner les différents styles de negro spiritual avec des éléments issus du black metal. Contre toute attente, la collision de ces deux univers s'opère avec le plus grand naturel autour du mysticisme moite et oppressant qui émane des mélodies de ces Africains déportés dans le Nouveau Monde que le musicien franco-américano-suisse imagine, uchronie osée, convertis à un satanisme œcuménique dans lequel Baphomet est le vrai sauveur face au Démiurge oppresseur.
On pouvait craindre une drôle de mixture, mais avec Devil is Fine, Zeal & Ardor offre un premier album étonnement naturel et fluide, passant aisément du gospel électrisant de "Come On Down" à l'invocation hallucinée sur fond d'orgue avec "Children's Summon". Bien que court, l'album est dense; malgré les nombreuses pistes explorées, il arrive à garder le cap, tout en offrant de véritables tubes comme ce "Blood In The River" et le "Devil is Fine" éponyme qui, sous fond de bruits de chaines évocateurs, font glisser la mélopée lancinante des esclaves en un choeur guttural poisseux et moite propre à la transe, avant de nous déboussoler complètement avec un "What's a Killer like you gonna do here?" Aussi jazzy qu'urbain. L'album n'est sans doute pas exempt de défauts; il offre en tout cas moins de morceaux mémorables que son successeur, Stranger Fruit, avec des perles telles que "Don't You Dare" ou "Row Row", mais qui se perd quelque peu tout au long de ses 16 pistes sur 47 minutes (!) Première percée pour la cause de Zeal & Ardor, Devil is Fine a en tout cas prouvé que le terme "avant-garde" n'est pas qu'un immense foutoir, et qu'on peut encore y dénicher des oeuvres habitées d'une véritable créativité.
Anna von Hausswolff - Dead Magic (2018)
Dolorès : Sans même tenter de comparer l'effort aux précédents et au petit dernier de l'artiste polyvalente, Dead Magic s'impose comme une évidence. Un tel concentré d'énergies telluriques où viennent se croiser quelques éclairs, ça ne se rencontre pas tous les jours. Entre scène de fin de The VVitch et ambiance à mi-chemin entre Menace Ruine, Kate Bush et un mix doom krautrock éthéré... On aurait presque envie de dire qu'on ne peut pas qualifier sa musique, que la pochette se suffit à elle-même. Mais non, il faut absolument lancer l'écoute pour se rendre compte.
Les trois premiers titres sont d'une rare intensité qui marque à vie. Loin de la pop sombre de Ceremony, de l'ambitieux mais plus discret The Miraculous et de la niche élitiste de All Thoughts Fly. Anna von Hausswolff propose un album qui mêle ancestralité et modernité de l’exécution avec Dead Magic. Si son talent de compositrice mais aussi de chanteuse (est-ce réellement le bon terme quand on module sa voix de cette manière ?) est incroyable, c'est surtout dans une transe aussi vaporeuse que serpentine et excessive que nous sommes porté(e)s et que l'efficacité est palpable. Indétrônable dans la discographie de l'artiste suédoise.
Perturbator - New Model (2017)
Il n'était donc pas très étonnant de voir des Français comme Kavinsky ou College sauter sur l'occasion de devenir des pères fondateurs de ce mouvement qu'on appelle synthwave, apparu à la fin des années 2000 et s'inspirant très largement du travail retro-kitsch de grandes figures comme John Carpenter ou Vangelis.
Mais nul doute que dans ce raz-de-marée de créations (plus ou moins réussies) qui a deferlé après les gros succès de Drive (avec sa bande son très orientée synthwave) ou Kung Fury, celui qui a le mieux tiré son épingle du jeu n'est autre que James Kent, aussi connu sous le nom de Perturbator.
Oui, nous aurions pu intégrer dans cette liste les incroyables albums du frenchy que sont The Uncanny Valley ou Dangerous Days (et dont leurs statures peuvent être largement considérées comme cultes dans cette scène pourtant très jeune). Mais rien n'y fait, l'EP sorti en 2017 et intitulé New Model constitue, au-delà d'une synthwave ultra-maîtrisée comme à son habitude par James, l'aboutissement d'une musique chez Perturbator se voulant toujours plus dure, toujours plus intense et toujours plus accrocheuse. Avec New Model, exit l'esthétique traditionnelle kitsch pompée aux années 80, exit également les pentacles rose fluo et autres inspirations d'un satanisme détourné. Place désormais à des incursions violentes en terres cyberpunk où l'agressivité électronique (aux grosses tendances breakcore et dubstep) déployée par les breaks sans concessions fait de New Model un monolithe brut, sombre et angoissant qui toque aux portes de la chute de l'humanité face au contrôle toujours plus croissant des machines sur nos vies.
Un avertissement post-apocalyptique où les tensions futuristes et enjeux spécifiques que soulèvent des films comme Matrix ou Blade Runner se fondent dans un déchaînement électronique d'une impitoyable rareté, allant même jusqu'à pousser le désespoir dans une tendance post-punk / coldwave nourissant toujours un peu plus le propos de Perturbator. New Model passera peut-être de façon discrète dans l'histoire du mouvement synthwave mais aujourd'hui, nous voulions lui rendre ses lettres de noblesse bien méritées.
Jaye Jayle- No Trail And Other Unholy Paths (2018)
Traleuh : Jaye Jayle, c'est ce chaman bourbonné, cet animiste aux mantras séquentiels qui s'agite, foudroyé par l'herbe bleue de son Kentucky. États de conscience modifiés, Jaye Jayle intercesseur de mondes soniques impénétrables. Et des collages hallucinés, des points de coutures opaques, c'est surtout la qualité profondément extatique des compositions que j'ai retenue de No Trails And Other Unholy Paths ; des chemins, précisément, des itinéraires torves et abscons, des sentiers improbables, presque hasardés, ceux d'un prospecteur camé, supervisé abstraitement par Dean Hurley, assistant sonore de David Lynch, qui s'est chargé de cet impossible mélange dans son studio asymétrique.
Un krautrock à l'essence roots, un blues industriel, un Tangerine Dream liardeur : No Trails c'est un peu tout ça à la fois, beaucoup plus et beaucoup moins, si branlant et vacillant qu'il en devient fatalement hermétique. Un disque d'intoxiqué, à l'équilibre précaire ; des boites à rythmes mécaniques sur des paysages d'Emily Carr, parcourus d'idoles chaouanones ; et Jaye Jayle un danseur multidimensionnel, un satyr en rut, égaré dans Louisville, un satyr aux graines troubles mais étrangement fécondes. Jaye Jayle, l'OVNI des OVNIS ?
Ulver- The Assasination of Julius Caesar (2017)
Di Sab : Plus tôt dans la décennie, les versatiles membres d'Ulver avaient rendus hommage au crépuscule des années 60 et à l’aube des années 70 à travers un Childhood’s End un peu sirupeux mais incroyablement feel good. Après une cuvée expérimentale réussie mais peu accessible (la mal aimée Messe I.X.VI.X) les Norvégiens confirment qu’ils sont à l’aise sur n’importe quel terrain et reviennent avec The Assasination of Julius Caesar déroutant car surprenant d’accessibilité. Alors qu’Ulver tendait vers l’abstraction via une musique toujours plus portées sur les ambiances et les structures complexes, The Assassination et l’EP qui en découle (Sic Transit Gloria Mundi) est un album de Synth Pop dont les lignes vocales et le sens du tube sont calibrés pour faire chavirer n’importe quel fan de Depeche Mode.
Les détracteurs d’Ulver reprochent au groupe une absence d’identité, de patte. Comment ne jamais tomber dans le pastiche, dans l’imitation fade, quand on change radicalement de style entre deux albums ? Comment ne pas devenir une sorte de Martine dont chaque album serait une aventure sans saveurs de type Ulver fait de l’ambient / Ulver fait de l’electro / Ulver fait de la pop / Ulver fait du drone ?
Au-delà de l’écriture hyper académique de The Assassination of Julius Caesar, la saveur de l’album vient de tout ce qui l’entoure. La production hyper veloutée soulignée par les courbes de la cover du Bernin donnent une élégance folle aux compos. Un petit mot sur le livret qui mêle astronaute, gravures médiévales et éléments de la Rome Antique dans un gloubi-boulga spatio-temporel sur lequel n’aurait pas craché Assassin’s Creed mais qui confère à l’opus une sorte de noblesse, comme si l'auditeur était face à un Codex du Temps et des Hommes.
Alors que les metalleux étaient en train de se découvrir une passion pour les synthétiseurs et la pop, Ulver, véritables Pippo Inzaghi du son, étaient au bon endroit au bon moment. Hyper esthétique, d’une délicatesse et d’une élégance mélancolique très dandy, The Assassination of Julius Caesar a été un tel temps fort de l’année 2017 que sa place dans ce top est indiscutable.
Shining- Blackjazz (2010)
S.A.D.E : Si Grindstone, sorti en 2007, marquait déjà l'intrusion du metal dans le jazz aux multiples influences de Shining, c'est bien la tournée puis la collaboration avec Enslaved (The Armageddon Concerto) qui rapproche définitivement le projet de Jorgen Munkeby des sphères extrêmes. Et en 2010, ce qui devait arriver arriva : la fusion totale, le Blackjazz. Avec cet album, Shining redéfinit intégralement son identité : les guitares prennent définitivement le premier plan, le son se fait ultra saturé, l'intention agressive et sans concession. Aux frontières du freejazz, de l'indus et du metal extrême, ce Blackjazz ne ressemble à rien de connu. La première écoute est forcément un choc. Les claviers épileptiques veulent provoquer un AVC, les rythmiques semblent pensées pour vous destabiliser à chaque instant, le chant sauvage et possédé de Munkeby vous agresse. Plus rien ne tient en place, on se retrouve tour à tour scotché au fond de son propre crâne ("The Madness and The Damage Done"), brinquebalé dans un chaos instable ("HELTER SKELTER"), embarqué dans une transe aux allures menaçantes ("Deathtrance"). Et puis bien sûr, il y a ce saxophone infernal, toujours de sortie lorsqu'il s'agit briser le peu qu'il vous reste de santé mentale, la réduisant en miette à grands coups d'envolées destructurées et lunatiques. Oui, Blackjazz est un album dont on ne ressort pas indemme. Et pourtant, on y revient sans cesse.
Initiateur d'une trilogie, ce Blackjazz reste un cran au-dessus de ses (tout de même excellents) successeurs. C'est un monument d'inventivité à la fois technique et stylistique, dans sa production comme dans sa composition. Le genre d'album que personne n'attend mais qui s'impose comme essentiel une fois qu'il existe.
Lingua Ignota - Caligula (2019)
Hugo : Cela m’amuse de constater que je me souviens de chacune de mes premières écoutes des albums de Lingua Ignota. Comme si le temps passé à écouter ces disques avait été complètement chamboulé une heure durant. Que ma vie, quelques instants, était entièrement dévouée à l’art de Kristin Hayter, mon esprit scotché par chacune de ses paroles. Qu’elles soient hurlées ou chantées avec une précision magnifique, elles font chacune l’effet d’un poignard enfoncé toujours un peu plus profond en plein cœur. Des ensembles de titres qui sont autant d’alliances d’images bibliques, historiques, à des phrases beaucoup plus crues, authentiques, terrifiantes. En effet, le tout est porté par une écriture remarquable, qui me rappelle par exemple le rappeur new-yorkais Ka. Avec le gatefold en mains, on se rend compte de toutes les dynamiques à l’œuvre dans Caligula, de cet enrobage de métaphores, de vocabulaire religieux et références quasi-aristocratiques, confrontées à un ensemble de réalités subies absolument terrifiantes car palpables.
Car la musique de Lingua Ignota semble avant tout l’expression cathartique de maux subis des années durant, elle trouve sa plus belle matérialisation par la saturation. Les violences accumulées, blessantes physiquement et au plus profond de la psyché, forment la raison d’être de l’art ici présenté. C’est pour moi le principal critère – en tout cas le plus concret – rendant cette musique quasi-inaccessible, à ne pas prendre à la légère en définitive. Occulter ces éléments serait sûrement la plus grande erreur que pourrait opérer un auditeur non-averti. À vrai dire, j’ai moi-même peur de trop m’exprimer sur une telle œuvre éminemment personnelle, engorgée de violence, tant toutes les explications (ou presque) sont en réalité contenues en son sein, et qu’il serait facile d’en déformer le propos. Caligula parle avant tout d’abus, et c’est bien la peur sincère ressentie par son auteure à des instants de sa vie qui est ici recréée en musique.
Je me contenterai alors d’exprimer les considérations suivantes : Caligula est un disque dont l’intelligence n’a d’égal que la terreur qu’il incarne, met en musique. Rarement une descente aux enfers n’aura été aussi bien illustrée qu’avec ces onze morceaux, sans arrêt éprouvant ou a minima frissonnant. Lingua Ignota, c’est la liaison entre plusieurs univers a priori opposés, soit les musiques classiques, (post-)industrielles, et plus largement bruitistes/extrêmes. On comprend alors les liens avec The Body (qui s’illustrent magnifiquement via le projet Sightless Pit ou sur l’album « I Have Fought Against It, but I Can’t Any Longer. »), parmi les groupes à faire aussi bien le pont entre plusieurs pans des musiques extrêmes. Œuvre d’une rare maturité sur les plans musicaux et thématiques, Caligula nécessite une écoute active pour que l’auditeur en saisisse toute la puissance. Ces conditions acceptées, le retour en arrière ne semble plus possible, et chaque note résonnera désormais en nous glaçant le sang. C’est bien là l’apanage des grands disques que de marquer à vie, et plus rares encore sont ceux qui semblent renouveller un genre par leur personnalité débordante.
Grave Pleasures - Motherblood (2017)
Circé : Quatre ans après la fin subite de Beastmilk et après un premier album en demie-teinte, Grave Pleasures nous sortait en 2017 une petite bombe sous le nom de Motherblood. Plus direct, plus accessible et entraînant dès la première écoute, les finlandais ont quelque peu dillué le post-punk de Beastmilk dans leur dark rock pour nous offrir un album peut être plus accessible, mais surtout une digne suite au déjà superbe Climax. Motherblood n'est qu'une succession de tubes à l'ambiance décadente. Il y a du Depeche Mode de haut niveau dans les morceaux les plus dansants, et tout du long de l'album court un sentiment d'urgence à travers les riffs et le chant de McNerney, balançant tantôt des refrains entêtants, tantôt des lignes graves et monocordes, toujours d'une voix possédée.
Et Grave Pleasures ne se contente pas de proposer un simple hommage à Bahaus ou Joy Division –Motherblood sonne définitivement moderne, non une simple tentative de reproduction des 80's. Les Finlandais en prennent la substance, les influences, mais savent proposer une formule personnelle, avec notemment un son que je trouve bien plus organique, plus “metal” en soi, la carrière du groupe étant bien entendu indissociable du milieu. Et quoi qu'on en dise, il y a définitivement un côté pop là dedans qui ne fait que bonifier le résultat. Bref, Motherblood a tous les charmes du monde, une drogue dès la première écoute pour chanter et danser sur les décombres, pour s'oublier un peu quand rien ne va. Ce cocktail de sensations ambivalentes que la musique sait si subtilement transcrire.
Babymetal - Babymetal (2014)
Prout : S’il y a un « groupe » qui a marqué à tout jamais la sphère Metal ces dix dernières années c’est bien Babymetal. L’ex trio japonais a fait couler bien des encres, surtout de rage, car il ne respectait absolument pas les règles. Incorporant tout un courant J-Pop, Kawaii, électro, ce groupe de session gouverné par trois petites mineures a mis le monde en PLS d’exaspération mais le succès a pourtant été… phénoménal. Babymetal est aussi le groupe de tous les records, étant le groupe à la moyenne d’âge la plus jeune (12 ans) à être rentré dans les charts japonais, à avoir joué au Tokyo Dôme devant 110'000 personnes, à avoir été le premier groupe asiatique à finir premier du magazine américain Billboard dans la section rock et à avoir ouvert pour Lady Gaga et les Red Hot Chilli Peppers tout en posant à côté d’Abbath ou des Guns N’ Roses.
2020 marque les dix ans d’existence du groupe, ce qui tombe à point nommé pour notre top des groupes qui sortent de nulle-part. Sur les trois albums existants, c’est le premier ici qui sera mis en avant. Pourquoi le premier ? Parce-que cet album éponyme a été la vraie surprise « Babymetal », et paradoxalement le plus spontané. Le marketing du groupe a été très simple, incorporé les lubies d’un producteur fan de rock’n’roll avec ce qui a fait sa monnaie : la Sakura Gakuin, ou une sorte d’école de jeunes idoles japonaises. Ce qu’allait en penser le monde ? Rien à foutre ! L’album Babymetal est alors un gros mélange de feelgood musique, ultra audacieux, sans réel fil conducteur, orienté autour de gamines qui n’avaient rien à foutre ici. Mais le pire c’est que le tout marche hyper bien !
Babymetal c’est fun, c’est dansant, c’est entrainant, c’est la fête, ça fout le smile (ou la haine aux nazis du Metal). C’est pour autant ultra cadré, ultra millimétré, à la japonaise, y’a pas un selfie qui sort sans l’accord du producteur / protecteur du groupe. Pur fake produit marketing, ça fait 10 ans que ça dure et le troisième album sorti l’année dernière a été un carton mondial. Le seul truc vraiment dommage dans toute cette histoire, à force d’avoir entendu que Babymetal n’avait rien à foutre dans la case Metal, les producteurs ont voulu prouver le contraire. Les compos de Babymetal ont ainsi de plus en plus évolué vers un style majoritairement Power Metal propre avec juste du chant J-Pop au mépris des mélanges de styles qui faisaient la richesse et la folie des premières heures du groupe. Mais pour moi, ça restera ma claque wtf de ces dix dernières années et de très très très loin !
Master Musicians of Bukkake - Totem Three (2011)
Raton : Le moins qu'on puisse dire c'est que j'ai eu du mal à ne vous sélectionner qu'un album pour cette sélection (et je n'ose pas imaginer les choix cornéliens qu'a du faire Hugo, notre champion de l'éclectisme). À la fin, ça se jouait entre dark folk (Nebelung), trap agressive (Denzel Curry), dungeon synth (Fief) et cette curiosité absolue qu'est Master Musicians of Bukkake.
Mais si je ne peux que vous conseiller les trois artistes ci-dessus, j'ai voulu privilégier la curiosité et la sortie de piste.
Émergé du cerveau de Randall Dunn et de comparses issus des scènes expérimentales (Earth, Secret Chiefs 3 ou Estradasphere), Master Musicians of Bukkake tient plus du collectif expérimental, de la résidence d'artistes déjantés. C'est un projet étrange, une curiosité psychédélique qui prend l'auditeur.trice à rebrousse-poils.
Totem Three est le dernier opus de la trilogie éclectique et psychédélique tournée vers l'ailleurs et chargée d'exotisme. Quand on parle de "musiques du monde", souvent de façon un brin condescendante pour désigner toutes les traditions musicales non-occidentales, on pense soit aux styles traditionnels, soit aux réappropriations modernes dans un écrin stylistique plus contemporain.
Master Musicians of Bukkake ne fait pas partie de ceux-là. Le projet utilise les musiques folkloriques pour construire un bourdonnement universel, une transe méditative empruntant à différents patrimoines.
"Bardo Sidpa" emprunte aux techniques tibétaines et "In the Twilight of Kali Yuga" et son sitar vont chercher du côté de l'hindouisme. "Illuminating the Ten Directions" évoque davantage l'Asie centrale et le bouddhisme alors que "Prophecy of the White Camel" est d'inspiration touarègue. "6000 Years of Darkness", la clé de voûte de l'album à la mélodie ensorcelante est beaucoup moins évidente à retracer et renforce cette impression de liturgie d'un monde alternatif. "Reign of Quantity and the Signs of the Time" se fait beaucoup plus menaçant et étranger, conjuguant les gazouillis électroniques rétro-futuristes, aux basses profondes et inquiétantes et aux prières malades. L'ultime morceau "Failed Future" prolonge cette volonté de hors-sol avec une hybridation krautrock motorik, flûtes forestières et nappes synthétiques.
Une multitude de références qui viennent s'agencer dans une danse immémoriale, une ode aux patrimoines musicaux de la planète. Cet album est autant un voyage qu'un psaume d'une religion inconnue.
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