Les voilà tes visions d'enfer. Chaque minute s'écroule indifféremment les unes auprès des autres jusqu'aux derniers fondements d'une éternité criblée. Le soleil est depuis longtemps tombé derrière les lignes d'horizon ennemies, fusillé par une nuit de suie, vomissant continuellement les retombées d'une neige de cendre au goût de kérosène, brûlant la peau, raclant la gorge. La seule aube qui percera à jamais le monde sera celle des lointaines cités incendiées, cierges de pillage sur un autel d'acier.
La ville, capitale de la douleur d'un pays mutilé. Sans plus de nom ni sans plus d'histoire, dans un continuel mouvement hachoir retourné contre sa propre chair meurtrie. Les immeubles en ruines s'imposent comme des aiguilles de pierre, tours maîtresses d'un monde de feu et de balles. Chacune des fenêtres explosées offre le spectacle d'un chaos individuel issu des affres d'une mémoire maintenant commune en constante répétition. Les ongles brisés sur le bois d'une chaise sanglée, le poignard denté mordant des côtés abhorrés, tour à tour tu vomis des mues entre exécutants et exécutés. Le bruit significatif des fusils enclenchés dans le dos de tes yeux bandés. La sueur roulant le long de tes tempes alors que tu es sur le point de tirer. Chacune des scènes de ces vies englouties se noient dans un inconscient collectif continuellement souillé par des doigts de fer, perpétuel moteur d'enfer, nourrisseur de la ville elle-même. Ce titan de béton aux articulations mutilées, aux vertèbres débitées, n'a de cesse de se complaire dans cette surabondance, dans cette orgie de haine et de destruction, et se gorge de ces pluies surannées, de ces liqueurs d'intensité, faisant suer la vie le long de ses moignons.
Familier avec la musique plus récente de Laibach, de son côté plus entraînant, pour ne pas dire dansant par moments, je l'étais. Mais jamais je ne prenais ce qu'il se passait pour une distraction, et encore moins pour une facilité. Sous les couches plus entêtantes de la musique remuait sans cesse une essence plus sombre, plus inquiétante, un écho lointain au charme ambigu qui ne disparaissait jamais complètement au profit du rythme. Et c'est cette essence dépouillée, austère et froide que je retrouvais ainsi magnifiée, après avoir remonté un long fleuve insane jusqu'à sa source : le premier manifeste. Et avant de m'engouffrer dans ses lignes mêmes, j'étais déjà paralysé, cloué d'admiration devant son image. Cette si parlante crucifixion, incroyablement évocatrice, débordante de puissance, où la chair s'enlise dans la matière d'une immense croix noire surplombant elle-même un austère amas monochrome, désolation née des conflagrations successives de conflits aux origines oublieuses. Cette croix, au-delà d'être l'âpre symbole des conséquences promises, s'érige comme la bannière d'un nouvel état, d'un nouveau régime avorté des entrailles ouvertes d'une guerre dont la citoyenneté s'étend désormais à tous sans distinction.
Les sentinelles sans visage, locustes de métal patrouillant de leur uniforme noir les décombres toujours fumants et les ruelles détruites, s'avancent dans une cadence martiale, avec pour étendard le son des bottes frappant les gravats évidés de la ville et de ses habitants. Vomissant un dialecte inaudible de sons gutturaux, laissant deviner les mouvements convulsifs de mâchoires difformes, ils cherchent, ils traînent, ils brisent et lacèrent. Clouées impitoyablement aux remparts et aux murs écroulés hurlent les victimes de ces escadrons de la mort, privées d'une exécution si désirée dans les tourments d'une agonie constante où le fil barbelé file les entrailles à découvert, où les charognards freux viennent se gorger dans ces festins suspendus de douleur, où les chiens décharnés aux yeux de douilles s'affrontent sous leurs pieds pour quelques maigres restes. Au-dessus, dans l'air noirci par les fumets pestilentiels, crachats des bûchers purificateurs de fosses communes, glissent dans un oppressant silence les dirigeables de métal, scrutant inlassablement à l'aide de projecteurs à la lumière meurtrière pour des yeux devenus aveugles les rescapés d'une machine infernale dont les rouages en famine réclament les massacres qui ne sauront jamais la satisfaire.
Aucun démon, aucun Dieu ne sévit ici dans ce siège perpétuel. Le paradis, comme l'enfer, sont morts, emportés dans le souffle d'une explosion qui visait à annihiler la terre jadis nourricière. Il n'y a plus d'échappatoire, plus de dernier recours. C'est la fin qui ne s'arrête jamais, où les âmes n'ont nulle part où aller. La mort est morte et avec elle toute promesse d'une hypothétique rédemption. Il ne reste que la condamnation impartiale d'un univers abandonné se noyant dans sa propre bile et où les cadavres dénudés, dans l'attente d'être ramenés une fois de plus par la ville, s'entassent dans des fosses creusées, tranchées de putréfaction. Puis sonne le mortifère clairon, stridente sirène de fin des mondes, et la masse alors inerte grouille de nouveau dans une longue plainte étouffée, et se relève pour subir un jour de plus son jugement.
Derrière l'écran de terre et de poussière soulevé par les mortiers se contorsionnent les victimes d'une écume de shrapnel. Et à tes pieds, mutilé, gît ton frère de fortune. Tu aurais peut-être pu te reconnaître dans ce visage rongé s'il n'avait été effacé par les innombrables obus qui rythment les respirations étouffées des morts en sursis. À la place des yeux et du nez n'existait plus qu'un néant de chair calcinée, un trou béant avec pour dernier attribut humain une mâchoire inférieure défoncée. La langue épileptique, prêche de panique, convulsait hors de la prison de ses propres dents brisées dans la quête désespérée d'un échappatoire loin de ces limbes bombardées. En vain.
Les voilà tes visions d'enfer.
Les distantes conceptions de la réalité ont été soufflées avec leurs défenseurs, et le monde a été refaçonné selon une nouvelle image. Et pour écrire un nouveau livre, il fallait choisir une nouvelle encre. La douleur, au travers de la guerre, est devenue le dogme universel. La douleur comme règle suprême, étincelle sublime de vie, sans laquelle le monde n'aurait pu se construire et se maintenir sur le fil acéré d'âges primitifs. Telles d'anciennes divinités du dessous, les capricieux moteurs du temps réclament le flot constant nécessaire à leur si coûteuse rotation. Et ils grincent, tels vieux rouages, jusqu'à ce qu'une nouvelle guerre vienne huiler ces dents de rouille. Hissée aux plus hautes cimes de ses vergers de ruine domine cette hypnotisante croix noire, à jamais vierge au milieu de son propre charnier, et surveillant d'un œil aveugle les avancées de ses labeurs, continue d'amputer, morceaux après morceaux, les toujours plus lointains souvenirs d'un monde perdu.
Tracklist :
1. Cari Amici
2. Sila
3. Sredi Bojev
4. Država
5. Dekret
6. Mi Kujemo Bodočnost!
7. Brat Moj
8. Panorama
9. N.Y. 1984 - Policijski Hit
10. Prva TV Generacija
11. Der Zivilisation
12. L'Homme Armé
13. One Plus One