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Lynchburg Lemonade #1 : Un shot de grunge et d’étrangeté

lundi 18 novembre 2024
Rodolphe

La caution grunge du webzine.

David Lynch – il obsède, enivre ou révulse, mais ne laisse personne indifférent. « This is the man. » S'il est, en raison de sa faible productivité, une relique du passé et ses adeptes, des doctorant·es qui, lassé·es d’attendre le prochain film, se confondent en analyses anthropo-littéraires, son univers continue d'infuser certains milieux, comme le dark jazz et, plus occasionnellement, le metal extrême. Même la royauté n'y a pas échappé : selon Angelo Badalamenti, le compositeur attitré de Lynch, Élisabeth II aurait un jour préféré un épisode de Twin Peaks à un concert privé de Paul McCartney organisé pour son anniversaire. Le réalisateur lui-même est régulièrement adoubé au sein du mouvement grunge, dont la popularisation coïncidait avec la diffusion de la célèbre série en 1990-1991. Mais, hormis une simple correspondance temporelle, les connexions entre le Seattle Sound et David Lynch relèvent-elles d'une réalité artistique ou de l'imagination fiévreuse d'une poignée de fans ? Quoi qu’il en soit, celui-ci demeure une figure à part dans l’histoire du cinéma, imprégnant toujours l’imaginaire collectif de son esthétique singulière et énigmatique.

 

  1. Une rébellion sous contrôle
  2. Seattle Peaks, ou l’État des possibles
  3. Badalamenti à l’épreuve du rock
  4. L’usine à rêves
  5. S’éveiller pour survivre
  6. Le miroir de la fatalité
  7. Lynch et l'art du clair-obscur
  8. Interview avec Charles Peterson

 

Une rébellion sous contrôle

La caméra de David Lynch évolue généralement à distance de l’effervescence et des projecteurs : la nuit, sur des routes – sanglantes –, dans les coulisses d’un tournage ou à l’intérieur d’une petite ville forestière du nord-ouest des États-Unis. À ses débuts, le grunge s’opposait à la société de consommation, aux attitudes princières des stars du rock des années 80. Cette détestation visait néanmoins le succès en tant que tel pour les conséquences qu’il produit : l’aliénation, l'idolâtrie, la musique « spectacle ». Afin de résister à la popularisation, il y eut d’abord cet accord tacite, éphémère : refuser les solos de guitare et ainsi perpétuer l’esprit du punk, ou à défaut, les composer, en gardant à l’esprit qu’ils doivent s’inscrire dans un ensemble, et ne point briller.

Le Seattle Sound « déteste » les conventions et la facilité. Il porte un nihilisme d’atmosphère, quelquefois palpable dans les films de Judas Booth. Par ailleurs, ce dernier ne signa-t-il pas son acte le plus grunge en excluant d’embaucher des actrices plus jeunes au casting de Mulholland Drive en 1999, malgré la pression des producteurs d’ABC ? Chacun·e se fera son opinion. Ces investisseurs mécontents, « greedy », qui avaient pour volonté de fédérer un large public, ont, en un sens, souscrit au message du film. En filigrane, le cinéaste dénonce l’ambivalence de Hollywood : à l’extérieur, le « rêve américain », le ticket vers une nouvelle vie, et vu de l’intérieur, un cinéma inféodé à l’argent, au pouvoir et aux intérêts. « David Lynch est quelqu’un qui n’a jamais sacrifié sa vision artistique ; la preuve en est qu’aujourd’hui, on ne lui donne plus d’argent*. Il a ruiné Showtime quand il a réalisé la troisième saison de Twin Peaks – les audiences étaient ridicules. Les 18 épisodes lui ont coûté une fortune. Cet engagement, cette radicalité, s’assimile à celle des groupes de grunge, qui, pourtant fidèles à leur style, sont devenus populaires », raconte Charlotte Blum, autrice, réalisatrice de documentaires et chroniqueuse séries à Canal+ (Le Cercle). Ce bras de fer contre l’industrie connut toutefois son apogée à l’heure de Inland Empire. Laura Dern s’associa à ce suicide artistique tourné en caméra SD, vingt ans après Blue Velvet. Le film accusa un déficit d’au moins 11 millions d’euros, et à la suite de cette expérience, le cinéaste abandonna la réalisation de longs-métrages. « If I can't be my own, I'd feel better dead. » (« Nutshell », Alice In Chains). Et c’est ce qu’il fit, en plongeant dans une éclipse durable, tendant la main à d’autres formes d’art. Le grunge, lui, disparut complètement à l’aube des années 2000, cédant la place à des styles on ne peut plus prospères sur le plan commercial.

 

| L'engagement et la radicalité de David Lynch s’assimilent à ceux des groupes de grunge.

— Charlotte Blum, Extrait de l'entretien, septembre 2024.

 

Et, alors que de nombreuses et nombreux spécialistes ont tenté de mettre des mots sur ce phénomène musical, Lynch, quant à lui, exploita une image d'Épinal souvent associée au Seattle Sound : celle d'un père de famille autoritaire rappelant à son fils désobéissant les règles de bienséance, conformément au schéma patriarcal. « Je suis obligé de contenir ce feu à l'intérieur des limites établies par la société », peut-on entendre lors d’un dîner de la famille Briggs (Twin Peaks), de la bouche du Major Garland, travaillant à l'US Air Force. Certain·es soutiendront que le grunge fut à l’image d’une époque, et qu’ici, le réalisateur la décrit simplement. Il n’empêche, Bobby Briggs incarne en tous points cet esprit changeant, rebelle, et cette frustration face à l’autorité, qui sied au Seattle Sound. Charlotte Blum apporte des éléments de contexte à ce fait générationnel. À savoir que les nineties ont été marquées par l’accélération des divorces. Les premières victimes, les adolescentes, se réfugiaient dans l’art (le grunge, les séries télévisées), pour combler l’absence de leurs parents respectifs. Le 20 janvier 1981 – jour de son investiture au Capitole –, le Président Reagan avait en quelque sorte prédit ceci, d’une phrase défiant la morale : « Dans les années à venir, c'est la jeunesse qui va le plus souffrir ». En outre, Twin Peaks dépeint essentiellement des enfants livrés à elleux-mêmes. « Le père de Laura Palmer la maltraitait sexuellement, et Donna, souvent laissée sans surveillance, s’enfuyait la nuit à travers la fenêtre. », détaille la journaliste.

 

Note

1 : En 2024, David Lynch a révélé au webzine d’information Deadline s’être vu refuser le financement d’un projet de film d’animation par Netflix, Snootworld, en développement depuis 2009.

 

Seattle Peaks, ou l'État des possibles

En dehors de la connexion philosophique, Seattle et Twin Peaks partagent une proximité à la fois géographique et temporelle puisque la série a été diffusée entre 1990 et 1991, – les « golden hours » du mouvement. « ABC a lancé Twin Peaks, car la chaîne battait de l’aile. La direction a demandé à une cinéaste de proposer du contenu, et Lynch est arrivé. La série est donc née d’un trou dans la programmation, d’un manque, à l’image du public adolescent, lassé du hard rock, qui a lancé le grunge. Cela veut dire quelque chose des industries de la musique et de la télévision de l’époque », analyse-t-elle. Ces deux univers réel et fictif se déroulent également dans l’État de Washington. « Aberdeen est comme Twin Peaks sans les meurtres » ironisait Kurt Cobain, en moquant le climat pluvieux, l’étrangeté de sa ville d’origine. Cette atmosphère grisâtre, propice à l’expression et au repli sur soi, conduisit la jeunesse à se tourner vers la musique, et notamment les garage bands. « C’était l’une des formes d’art les moins chères à pratiquer », explique Charlotte. Cela étant, l’on ne peut attribuer aux précipitations la cause de tous les maux. Avant la popularisation du grunge, les habitant·es de Seattle souffraient d’une pénurie de concerts ; les groupes jouaient à Hollywood, Chicago ou en Californie, mais s’aventuraient rarement jusqu’à l’extrême nord-ouest des États-Unis, limitrophe du Canada. « Quand le grunge 'a placé' Seattle sur la carte, l’effet inverse s’est produit. Des artistes ont déménagé là-bas à cause de ce bouillonnement culturel ; les L7, originaires de Los Angeles, ont signé chez Sub Pop. »

 

© Charles Peterson, Photographs for Ambient Music.

 

Badalamenti à l'épreuve du rock

Autant que l’on sache, à l’exception d’une collaboration fortuite entre David Lynch et Courtney Love sur le biopic brossant les trente-cinq premières années de la vie du pornographe Larry Flynt, le « Wizard of Weird » n’a jamais travaillé avec une figure issue du grunge durant les années 90. En revanche, plusieurs d’entre elles ont exprimé leur admiration pour le réalisateur (Chris Cornell, Eddie Vedder, Mark Lanegan...), nommant plus volontiers Twin Peaks que ses autres films. Seul Kurt Cobain cite Eraserhead comme une influence esthétique majeure. Ce culte accordé à Lynch s’explique aisément : le cinéaste explore les aspects les plus sombres de la psyché humaine via ses personnages, là où le grunge est incarné par des âmes tout aussi torturées.

Cependant, que serait-il sans son « éminence grise », le prodigieux Angelo Badalamenti, à qui l’on doit généralement l’habillage musical de ses travaux, depuis Blue Velvet en 1986 ? À dire vrai, leur synergie créative nous ferait oublier qu’à de rares occasions, le compositeur emprunta d’autres chemins. À titre d’illustration, David Lynch choisit Trent Reznor de Nine Inch Nails pour superviser la bande-son de Lost Highway. Aux commandes du projet, ce dernier plébiscita entre autres Billy Corgan, « un musicien magique », afin de créer un morceau susceptible d’illustrer l’une des scènes. Ainsi, Smashing Pumpkins enfanta « Eye », un titre éminemment électronique, dont les synthétiseurs et les arrangements, réveillent l’esprit de Depeche Mode. Avec une pointe de dream pop, – genre particulièrement représenté dans le monde lynchien, car exaltant les ambiances oniriques, hallucinatoires, de ses films (« Falling », le thème principal de Twin Peaks, ou encore « Into the Night » et « Mysteries of Love » que présente BV). En définitive, la participation du concertiste à Lost Highway fut résiduelle, mais riche en enseignements. Badalementi a étudié le jazz à la Manhattan School of Music jusqu’au début des sixties, avant d’entreprendre une carrière professionnelle. Les guitares électriques étaient loin de lui être familières. Bien entendu, Wild at Heart « joue » une playlist vraiment rock 'n' roll, rockabilly, voire metal, et la saga Twin Peaks contient des moments exceptionnellement rock comme l’inventif « Pink Room » aux attraits psychédéliques. Mais il s’agit d’un flirt. En d’autres termes, ces incorporations traduisent la volonté de faire correspondre une musique à l’ambiance d’un lieu, d’une œuvre : Wild at Heart est un road-movie, et les bribes de rock de Twin Peaks apparaissent souvent lors des scènes au Roadhouse ou au Pink Room... des lieux animés, parfois conflictuels, où les personnalités s’expriment.

Cela dit, si un compositeur classique tel que Gustav Holst (1874-1934) a influencé un pan du metal*, est-il déraisonnable de penser qu’un Badalamenti ait pu, en la compagnie de Lynch, marquer de son sceau une partie du Seattle Sound ? Ce rapprochement s’est notamment incarné à travers une collaboration hautement symbolique. Malgré leur absence de rencontre physique, Angelo Badalamenti et Anthrax, les légendes du thrash metal, ont travaillé ensemble en 1992-1993. De leur côté, les Américains poursuivirent le dessein de réinventer la version originale de « Black Lodge », inspirée par l’univers de Twin Peaks. Fort de son expertise, le maestro ajouta des arrangements orchestraux* dont lui seul a le secret. Derrière la sobriété apparente de ses « toiles », le compositeur écrit des musiques riches et obsédantes. Le vernis étrange qu’il appliqua fournit un autre niveau de lecture* ; il souligne la dualité du titre, entre couplets lents, atmosphériques, et refrains tourmentés d’obédience grunge. Toutefois, hormis une performance le 5 septembre 1993 à l’Irvine Meadows Amphitheatre, il fut intégré aux setlists de manière sporadique.

 

Notes

1 : Sur les liens unissant Holst (Les Planètes) et le metal extrême, voir l’excellent article de Sleap, à lire sur Horns Up.

2 : Metal Archives crédite également le compositeur aux guitares additionnelles.

3 : À l’époque, un clip vidéo réalisé par Mark Pellington (« Jeremy », « Rooster ») a été tourné. Il est intéressant de noter qu’il évoque davantage une revisite de Mulholland Drive, à travers la représentation de Hollywood et ses petits chefs mafieux, ici dominés par leurs fantasmes odieux (voyeurisme, torture).

 

 

L'usine à rêves

Le cinéaste compare souvent les idées à des poissons que les rêves, tels des hameçons, permettent d’attraper. Un certain nombre d’intrigues – principales ou secondaires – se sont d’ailleurs construites durant un état de conscience modifié (sommeil, méditation transcendantale, hallucinations). C’est le cas de l’oreille coupée que prélève Jeffrey Beaumont à l’orée d’un champ dans Blue Velvet. Bien entendu, même si la plupart d’entre nous mettent leur cerveau en jachère à la nuit tombée, les rêves ne sont pas l’apanage des génies du 7e art. Ni les seul⸱es à transformer ce produit de l’imaginaire en une œuvre concrète, tangible. Cela relève assurément d’un certain matérialisme inhérent aux personnes créatives.

Dans sa construction, Sap apparaît comme l’objet alternatif lynchien par excellence. « J'ai fait un rêve où l’on enregistrait un disque entièrement acoustique, puis je me suis réveillé et j'ai dit : 'Faisons-le.' On l'a vraiment sorti de nulle part. C'est un coup de chance. », se souvint Sean Kinney d’Alice In Chains, lors d’une interview à Guitar World en 1992. « Le nom ‘Sap’ est venu parce que c'était ‘sappy’ — un vieux mot pour décrire quelque chose de ringard », renchérit-il. En ces mots, le batteur fait allusion au caractère vulnérable de cet EP : « Got Me Wrong » et son pendant free jazz castafioresque « Love Song » traitent des relations amoureuses. « Je pense même que l’on peut caler certains des titres sur des plans de Twin Peaks », plaide la journaliste. Au-delà de cette nouveauté, l’inflexion donnée à ces cinq morceaux rejoint la première analyse. Il y a de la guimauve. Flottent dans l’air des relents gothiques bizarres qu’exacerbent les voix théâtralisées d’Ann Wilson. Et le chant doom, hanté, de Layne à travers les couplets de l’orageux « Am I Inside ». La pochette, elle aussi, donne des arguments en ce sens ; elle suggère un style plus proche de Tim Burton. À bien des niveaux, Sap offre une parenthèse dans la discographie des Américains. Il reste un secret… Une « boîte bleue ». « Il faut avoir foi dans l'instinct », prêchait David Lynch.

 

S'éveiller pour survivre 

Au pays des songes, Eddie Vedder est roi. À la fin des années 90, le chanteur de San Diego vit un rêve dans lequel il se voit jouer de la musique pour David Lynch. De cet « événement », trois autres suivirent : sa confidence à l’artiste en 2000, sa participation au concert caritatif organisé par la David Lynch Foundation afin de sensibiliser un million d’enfants à la méditation indienne (2009), et enfin, son apparition dans Twin Peaks. « Lorsque les réalisateurs l’ont introduit dans le cabaret, ils l’ont appelé par son véritable prénom – Edward Louis Severson. C’est une attention qui traduit une intimité très forte entre Lynch et Vedder. Elle me rappelle la collaboration entre le chanteur et Nusrat Fateh Ali Khan, après Mirror Ball » Et l’autrice de Jeunesse éternelle, de qualifier ce lien. « Il s’agit moins d’un rapport d’égal à égal, que de mentor et d’apprenti. En raison de sa pratique avancée de la méditation, David Lynch occupe une position centrale, celle d’un père spirituel pour Eddie. » Selon elle, l’éveil et les consciences politique et écologique, ont contribué à la survie des membres du Seattle Sound. Ainsi trouve-t-on l’antithèse dans Screaming Trees : Barrett Martin, le « Zen Cowboy », et à son opposé, Mark Lanegan, disparu à l’âge de cinquante-sept ans, au terme de longues années de dépression, d’addiction aux drogues.

En dépit de son adhésion au capitalisme vert, Pearl Jam continue aussi de soutenir la cause environnementale. En 2022, le groupe a réaffirmé cet engagement en signant Gigaton, en référence à la fonte des glaces. Cette préoccupation s’explique par le fait d’avoir évolué au contact de la nature – saisissante – des États de Washington, de l’Oregon ou du Montana. Ce qui est criant chez Lynch, et les déambulations forestières qu’il répète dans Twin Peaks. « Il est né à Missoula, et après lui, Jeff Ament de Pearl Jam y a grandi. Quoi qu’il en soit, les petites banlieues et les forêts ont bercé leur enfance ; c’est un dénominateur commun de conscience écologique ».

 

© Charles Peterson, Photographs for Ambient Music.

 

Le miroir de la fatalité

Au regard des sentiments contrastés que suscitent les films de David Lynch et des horreurs qu’il fait vivre à ses personnages, l’on est en droit d’interroger son pessimisme philosophique, ou « spéculatif ». L’univers du cinéaste est traversé par une représentation de la fragilité humaine, souvent amplifiée à des niveaux presque irréels, voire grotesques. Elle s’illustre à travers des sujets hauts en couleur comme Andy Brennan, le shérif adjoint de Twin Peaks, fondant en larmes sur les scènes de crime, ou de Frank Booth (Blue Velvet), dont les manières aristocratiques cachent une violence incontrôlable : « Heineken? Fuck that shit! Pabst Blue Ribbon! ». Certains médias ont parfois discuté de la vision cruelle, perverse, de la société que développe Lynch (No Film School, StudioBinder…), sans toutefois remettre en cause sa misanthropie. Mais, si l’on en croit ses courts-métrages les plus insondables (Rabbits, Qu’a fait Jack ?), l’artiste semble placer un signe égal entre les espèces humaines et animales, en peignant l’ennui traumatique ou la vengeance. Les deux genres seraient interchangeables et en proie aux mêmes vices : aucun ne vaut mieux que l’autre. In fine, cela renforce cette idée, diffuse, de négation du genre humain, qui peut transparaitre à travers ses œuvres.

Cette défiance trouve évidemment un écho au sein du mouvement de Seattle, et notamment chez Nirvana. Avec son grunge extrême, criard, « Negative Creep » explore des thématiques souvent associées à la misanthropie. Le sujet se perçoit comme un « creep », autrement dit un déviant, un marginal. « This is out of our range », assène Kurt Cobain. Alors, malgré sa volonté, nulle femme ou homme ne pourrait « changer son étoile » ? Nous n’aurions donc aucune emprise sur les événements ; tout serait lié à la fatalité... En fin de compte, ces univers prennent racine dans le réel : le grunge évoque des thèmes universels et terre à terre quand le maître de l’étrange s’intéresse à l’ordinaire, et à la vie de la classe moyenne et ouvrière américaine. En 2013, Alice In Chains a d’ailleurs présenté un échantillon de cette Amérique profonde si chère au réalisateur, à la lumière d’un mockumentaire de dix minutes signé Peter Darley Miller. Jerry Cantrell campe le rôle de Donnie « Skeeter » Dollarhide Jr., un musicien de country has-been, habitant une caravane. Une allégorie des États-Unis incarnée dans Mulholland Drive lors de deux apparitions cryptiques : « If you do good, you'll see me one more time ; if you do bad, you'll see me two more times ».

 

Lynch et l'art du clair-obscur

Dans l’inconscient collectif, une vieille moquette murale à motifs ou un salon décoré d’animaux empaillés et d'évocations du passé suffit à activer l’ampoule « Lynch ». En réalité, cette influence est diffuse, voire subjective ; elle prend différentes formes (visuelle, musicale, textuelle, philosophique). Comme exposé précédemment, le mouvement grunge s’en est emparé de manière « frontale », au moyen de clips surréalistes (« Black Hole Sun », « Heart-Shaped Box ») ou de pochettes, à l’exemple de Riot Act de Pearl Jam et ses squelettes en métal forgés par Kenny Gilliam. « Brad Klausen est l’artisan principal de cet artwork. Il vit sur une île à proximité de Seattle, ce qui nécessite de prendre un ferry. Ça ne m’étonnerait pas que Lynch soit une source d’inspiration pour lui », réagit la journaliste. Point d’orgue de cet aller-retour ; en 2005, le supergroupe Mutual Admiration Society (l’extension folk-rock des très respectés Toad The Wet Sproket) sortit un diptyque d’albums aux pochettes suggestives. D’une part, l’espace-café d’une salle de réunion, et d’autre part, une antichambre étouffante aux canapés de grand-mère. Cerise sur le sundae, l’un des labels associés au Sampler se nommait... Lost Highway – la défunte maison de disques de country alternative que possédait Universal Music Group.

L’argument musical reste, malgré tout, le plus prégnant. L’on peut citer « Freaks* » de Live, une sorte d’émanation jazz extravagante de Blue Velvet à la limite de la sérénade, ou bien « Fade Into You » de Mazzy Star, nommé par Lynch le 07 avril 2022, à l’occasion d’une capsule météo. Alors, dans une œuvre, quels aspects permettent de discerner clairement l’influence de David Lynch ? Les sujets interrogés, Charlotte Blum, et auparavant l’auteur et musicien finlandais Markus Laakso*, sont ceux qui apportent la meilleure conclusion à cette question épineuse. L'une avance que « l'influence n'est pas frontale ; elle est plutôt dans l'air », tandis que l'autre opine : « tout est une question d'atmosphère ».

 

Notes

1 : Jusqu'en mai 2024, cette curiosité, marginale par rapport aux autres titres de Live, donna son nom aux comptes du groupe sur les réseaux sociaux : @freaks4live.

2 : Le musicien fut contacté en octobre 2022 dans le cadre d’un projet d’écriture avorté sur les scènes grunge, lié au magazine November Hotel.

 

 

 

Interview avec Charles Peterson, « le "faiseur" de l'esthétique grunge »

 Le lien le plus évident à développer entre vous et David Lynch est, a priori, le recours au noir et blanc, tout au moins en ce qui concerne les premiers films du cinéaste…

Je pense que notre usage respectif du noir et blanc est en quelque sorte un « red herring », une diversion par rapport au point central. Certes, il existe des raisons esthétiques qui justifient le recours au N&B chez le réalisateur, notamment pour recréer l’essence des films d'horreur classiques, mais aussi des raisons pratiques : cette technique était à l'époque plus économique et simple à réaliser. L'éclairage pouvait être sommaire ou improvisé, par exemple, sans la contrainte d'équilibrer ou d’harmoniser les couleurs d'une scène à l'autre. C'était pareil pour la photographie ; le noir et blanc faisait partie du bricolage, indépendamment des choix esthétiques, car il permettait de développer et d’imprimer dans presque n'importe quelles conditions, si ce n’est une chambre noire avec un évier. Concernant la photographie, le noir et blanc confère également une intemporalité, et c’était aussi un excellent choix pour les sujets abordés. D’une certaine manière, c'est son usage du froid dans Blue Velvet qui nous a encore davantage impressionné·es. Une autre chose que Lynch et moi faisons, c'est apporter de l'ordre au chaos. Parce que si c'est trop extrême – ou pas assez, pas techniquement parfait, ou simplement ordinaire –, alors ce ne sera pas suffisant. Les meilleur·es artistes savent que le compromis est quelque chose à gérer, et non un obstacle ; c’est essentiel si l’on veut toucher un public plus large. Et donc parvenir à l’équilibre, en transformant le chaos en quelque chose que l’on peut supporter dans une salle de cinéma, qui divertit tout en laissant perplexe, horrifié, et critique. C'est identique lorsque l’on expose une photo rock dans un musée. Cela doit être bien plus que la somme de ses parties. Il faut que l’on y retrouve ce goût intense de l’umami, que l’on atteigne le Nirvana.

 

© Charles Peterson, Photographs for Ambient Music.

 

— Cherchez-vous, comme Lynch, à révéler ce qui se cache sous les apparences, l’inconscient ? À plusieurs reprises, vous avez capturé des images troublantes, comme ce gros plan presque horrifique sur God’s Balls de Tad, ou le regard sombre de Mark Lanegan à travers un rétroviseur.

Oui, j'aime l'idée que la beauté et les ténèbres coexistent. Et je pense que Lynch a réussi cela comme personne à l’époque. Dans Blue Velvet, il y a ce contraste saisissant entre Frank, avec son appareil respiratoire, et ces plans de rouges-gorges perchés sur des arbres ensoleillés. Beaucoup n’ont pas compris sa démarche, sans doute parce que c’était à la fois nouveau et étrange, surtout pour un film distribué par un grand studio. Je crois que cette façon de faire a vraiment ouvert la voie à des réalisateurs comme Alex Cox et Jim Jarmusch. Pour moi, toute grande œuvre d'art devrait inviter le public à réfléchir à ce qui n'est pas explicitement dans le cadre, mais qui peut être suggéré.

 

—​ Le documentaire Hype! auquel vous avez participé durant les années 90 mentionnait des parallèles entre le mouvement grunge et la série Twin Peaks. Qu'en pensez-vous ?

Il y a du vrai. Gardez à l'esprit que le groupe qui a en quelque sorte tout déclenché, Green River, tient son nom d’un endroit où un tueur en série prolifique déposait ses victimes. Lynch a donc transposé à l’écran cette noirceur et cette étrangeté locales, et c'était amusant de reconnaître des endroits familiers. Twin Peaks a influencé ce que nous regardons tous et toutes régulièrement, et c'était unique en son genre. Voir Lynch à la télévision aux heures de grande écoute, c'était un peu comme regarder Nirvana sur le Saturday Night Live. Auparavant, peu de gens auraient pensé à ce coin des États-Unis culturellement parlant : c’était surtout le camping, la pluie, les forêts et les avions de ligne. Le grunge et Twin Peaks se sont renforcés mutuellement pour illuminer d'un nouveau jour le Nord-Ouest Pacifique et en diffuser la profonde obscurité au reste du monde.

 


 

Merci à Charlotte Blum, Charles Peterson, Hugo d'Horns Up, Markus Laakso (Kuolemanlaakso, Her Shadow), ainsi qu'à la communauté Pearl Jamily France pour leur contribution à l'article et leur soutien !