L'autre belge de la rédac'. Passé par Spirit of Metal et Shoot Me Again.
On sait depuis longtemps que Bruce Dickinson travaillait dans l'ombre sur un successeur à l'excellent Tyranny Of Souls (2005), presque 20 ans plus tard. On le sait en tout cas au moins depuis qu'au détour d'une interview, le chanteur d'Iron Maiden a révélé que le titre « If Eternity Should Fail », sur The Book Of Souls, était censé figurer sur son prochain album solo mais avait finalement été conservé par la bande à Harris. C'était déjà en 2015, le temps file. De tournée(s) de la Vierge de Fer en pandémie mondiale, jusqu'au successeur de Book Of Souls (ce Senjutsu qui m'avait si peu convaincu), ce n'est donc qu'en 2024 que Bruce Dickinson peut enfin présenter son Mandrake Project.
Passée la surprise de l'annonce, je me retrouvais à l'attendre avec impatience, cet album. Parce que Dickinson en solo a toujours été capable de merveilles, avec en apothéose Chemical Wedding, bien sûr. Certes, il faut parfois « élaguer » certains albums, mais les meilleurs morceaux de Bruce en solo valent bien – et parfois dépassent largement – la plupart des titres « moyens » d'Iron Maiden, et c'est déjà un solide compliment. Surtout, voilà quelques albums (deux ou trois, selon qu'on y ajoute The Final Frontier qui ne fait pas l'unanimité mais me plaît beaucoup) que j'ai la sensation, chez Maiden, d'une difficulté à hiérarchiser les idées. Comme si Steve Harris n'osait ou ne savait plus, justement, « élaguer », tailler dans le superflu quitte à ce que l'un ou l'autre membre du groupe n'appose pas sa griffe aux titres. Je me suis déjà exprimé à ce sujet en chroniquant Senjutsu (c'est ici), mais voilà tout l'intérêt de ce Mandrake Project : Bruce est seul à bord.
Enfin, presque : il est bien sûr toujours accompagné du fidèle Roy Z aux guitares. Roy Ramirez de son vrai nom est devenu l'éminence grise des albums solo de Dickinson et Halford, rien que ça, et son son de guitare si particulier marche très bien ici aussi. Certains diraient que Z « modernise » la musique de Bruce Dickinson ; cela aurait été vrai dans les années 2000, comme sur le tonitruant Resurrection de Halford. Ici, on dira plutôt que The Mandrake Project sonne justement très heavy de la décennie passée, et c'est très bien. « Afterglow of Ragnarok », premier single révélé, alterne justement ces riffs très lourds et groovy et ces envolées d'un Bruce à la voix moins vieillissante que sur Senjutsu. Je ne vais pas prétendre avoir compris ou même m'intéresser au concept : je me contenterai de dire que les textes de The Mandrake Project sont à la fois ésotériques et poétiques, et toujours accrocheurs. Le meilleur exemple est le mélancolique « Fingers in the Wound », morceau le plus court de l'album : le refrain débarque presque par surprise avec sa métaphore biblique faisant référence au scepticisme de l'apôtre Thomas (« So put your fingers in the wounds, and pray that it's God ») et en 3:38, se permet de placer un pont orientalisant à la Myrath et quelques unes des plus belles lignes vocales de Bruce.
À 65 ans, Bruce Dickinson s'offre en effet une belle cure de jouvence sur The Mandrake Project, par moments aidé d'une reverb' qu'il ne peut pas se permettre d'utiliser chez Maiden, il est vrai. C'est là tout l'intérêt de cet album : tenter des choses, comme sur ce « Resurrection Men » qui passe d'une calvacade western à la « The Writing on the Wall » à... un pont carrément Black Sabbath-esque. Le résultat donne l'un des grands moments de l'album. « Eternity Has Failed », bien sûr, ne surprendra pas les fans d'Iron Maiden : il s'agit de la version originale de « If Eternity Should Fail » (Book Of Souls). Avec son texte légèrement modifié (et ses synthés absents chez Maiden), elle paraît presque plus naturelle, et souligne aussi à quel point la voix du pilote de ligne le plus célèbre du monde a peu bougé en presque 10 ans.
C'est d'autant plus perceptible sur la triplette finale de l'album : Bruce Dickinson prend le pari de conclure ce Mandrake Project si efficace par trois titres à cheval entre la ballade et l'épique mid-tempo. « Face in the Mirror » est un titre accompagné de piano tout en douceur, qui peut rappeler le magnifique « Navigate the Seas of the Sun » sur Tyranny Of Souls et comporte surtout un solo de guitare acoustique joué par « Bruce-Bruce » lui-même. Une respiration un peu anecdotique, avant un « Shadow of the Gods » bien plus dramatique, commençant comme une ballade... et terminant sur une accélération évoquant les albums solo de Halford composés par Roy Z – on pense très clairement à « Silent Screams » (Resurrection). Dickinson y est ici plus agressif qu'à l'accoutumée, comme un peu plus tôt sur un « Rain on the Graves » qu'on croirait tiré d'un album de Ghost. Tout le contraire du sublime « Sonata (Immortal Beloved) », pièce de résistance qui clôt The Mandrake Project sur 10 minutes à frissonner. Dans des ambiances sombres, presque à la Soundgarden, Dickinson offre sa plus belle performance vocale depuis, au bas mot, Brave New World. Au fil du titre, une progression s'installe qui n'aurait pas déparé sur un album d'Arjen Lucassen (Ayreon) ; rappelons que le génie néerlandais a déjà accueilli Bruce sur « Into the Black Hole » en 2000 (Universal Migrator pt 2 : Flight of the Migrator), et visiblement, l'influence a été réciproque.
Mais alors, me direz-vous, The Mandrake Project est-il un album parfait ? On n'en passe franchement pas loin. Bruce Dickinson offre là, peut-être, son album solo le plus homogène en termes de qualité (avec Chemical Wedding), tout en osant expérimenter jusqu'à parfois rappeler son OVNI Skunkworks. Il rappelle également, si c'était encore nécessaire, qu'il est un vocaliste de génie, sonnant bien mieux ici que sur Senjutsu (mais le test de la scène sera crucial). D'ores et déjà, l'un de mes albums de 2024, et si vous saviez à quel point ça me fait plaisir de l'écrire...
Tracklist :
1. Afterglow of Ragnarok
2. Many Doors to Hell
3. Rain on the Graves
4. Resurrection Men
5. Fingers in the Wounds
6. Eternity Has Failed
7. Mistress of Mercy
8. Face in the Mirror
9. Shadow of the Gods
10. Sonata (Immortal Beloved)