L'autre belge de la rédac'. Passé par Spirit of Metal et Shoot Me Again.
Voilà un sacré paquet d'années – plus de dix, en réalité – qu'on attendait cet album d'Ibaraki. Ou du moins, l'album du side-project de Matt Heafy, frontman de Trivium, qui a porté d'autres noms durant sa très, très longue phase de gestation. Je me rappelle ainsi de son nom de projet : Mrityu. S'il en parlait vaguement dès la fin des années 2000 sans donner de détails, c'est après la sortie d'In Waves (2011) que Heafy avait évoqué concrètement cette ébauche de projet black metal pour la première fois. En 2012 déjà, il se réclamait de l'influence d'Ihsahn sur son parcours musical et espérait pouvoir faire produire son album par le frontman d'Emperor ; en 2015, toujours sous le nom Mrityu, il annonçait leur collaboration. Plus seulement pour la partie production, mais bien en termes de composition également.
De l'eau coulera sous les ponts. Trivium enchaînera les albums soporifiques, et Matt Heafy se fera discret. Même le nom Mrityu disparaîtra progressivement des discussions. Pour finalement revenir l'année passée sous une nouvelle bannière : Ibaraki. Est-ce un hasard si, enfin, ce projet voit le jour pour de bon alors que Trivium semble régénéré et a sorti avec In the Court of the Dragon son meilleur album depuis, au bas mot, Shogun (2008) ? Le confinement a décidément du bon. Heafy bouillonne d'idées, et ce Rashomon en tire pleinement parti.
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Rendant hommage, comme Shogun (mon album préféré de Trivium, quelle coïncidence), aux racines japonaises de Heafy (né à Iwakuni), Ibaraki y multipliera les références. Dès « Kagutsuchi », on est charmé par l'utilisation, au-dessus des riffs très « Triviumesques » du morceau, de mélodies traditionnelles japonaises. La voix de Matt n'a plus aussi bien sonné depuis des années, et paraît encore plus agressive que sur le déjà très direct In the Court of the Dragon. Les plans s'enchaînent avec une fluidité sidérante, jamais atteinte même sur les morceaux les plus « à tiroirs » de Trivium, avec notamment ce pont acoustique faisant directement référence à Opeth. Vérifier serait inutilement fastidieux, mais je suis persuadé d'avoir déjà entendu l'air principal sur l'un des albums des Suédois. Heafy nous y sort même sa meilleure imitation de Mikael Akerfeldt. Difficile de ne pas être séduit.
Mais, car il y a un mais : vous l'aurez remarqué, à aucun moment je ne parle jusqu'ici de black metal. Pour une simple et bonne raison : Rashomon, en très grande partie, n'en est pas. Ou plutôt, par moments, Ibaraki a des allures de Canada Dry du black metal – ça en a un peu le goût, un peu l'apparence. Disons que Rashomon est autant un album de black metal que Dr Strange & The Multiverse of Madness est un film d'horreur. On y retrouve des codes, des ambiances communes. Ainsi sur ce « Tamashii No Houkai », lancé par un incongru bruit de pièce de Super Mario, on retrouve très clairement le riffing puissant et moderne que propose la scène depuis quelques années dans sa forme la plus post-black. On pense parfois à Regarde les Hommes Tomber, et ce n'est certainement pas un hasard car Matt Heafy fait la publicité des Nantais depuis de longues années. La patte d'Ihsahn est perceptible par moments, tout comme son influence. Sa voix résonne même sur le très épique « Susanoo No Mikoto », où le chant clair quasi-opératique de Heafy résonne en japonais pour la seule et unique fois de l'album. Un break solennel, qui renvoie presque au nô, le fameux théâtre traditionnel japonais, débarque alors avec Ihsahn dans le rôle du yokai – le démon.
Le chant clair, c'est d'ailleurs ce qui empêche également de considérer Ibaraki comme autre chose qu'un Trivium sous stéroïdes, un Trivium où Heafy aurait totalement lâché les vannes et laissé infuser ses influences les plus extrêmes. Chaque morceau compte des passages chantés, et ils sont même parfois majoritaires. Sur « Jigoku Dayu », on imagine encore Akerfeldt en fermant les yeux, avant que la tempête se déchaîne comme rarement. Seul « Akumu », morceau où s'invite un Nergal impressionnant, garde sa furie de bout en bout, jusqu'à sonner comme composé pour un (bon) album récent de Behemoth. Mais la comparaison des deux voix le rappelle : si Matt est un vocaliste de génie, il n'est pas un chanteur de black metal. Pas plus, cela dit, que... Gerard Way. Non, vous ne rêvez pas : Gerard Way, chanteur de My Chemical Romance, est invité sur ce qui est peut-être bien la pièce maîtresse de Rashomon : « Rônin ». Et pour l'occasion, il change radicalement de style en offrant... la prestation la plus extrême de l'album. Moi qui ai grandi au son de The Black Parade, j'en ai eu la mâchoire décrochée, comme si mon univers musical d'adolescent rencontrait la musique plus extrême que j'ai écouté par la suite. Des cris entre le black et le deathcore qui contrastent avec la voix plus douce que jamais de Heafy sur les couplets, plus propre que jamais sur le refrain. Un véritable bijou, qui dans ses passages mélodiques rappelle un peu les rares bons moments de Silence in the Snow.
Quel bilan, donc, pour cet album d'Ibaraki qu'on devine très personnel ? Premièrement, que tout fan de Trivium se doit d'y jeter une oreille. La patte de Matt Heafy y est prégnante, sa voix y sonne mieux que jamais et le tout sonne comme si le frontman de Trivium s'était enfin lâché, avec une furie et une créativité qui rappellent les meilleurs moments de Shogun. Ensuite, qu'un fan de black metal de la première heure risque fort de se gausser s'il lit que Heafy ambitionne ici de rendre hommage au black de la seconde vague, aux Darkthrone et Emperor des 90ies. Soyons francs : ça n'est absolument pas le cas. Tout au plus pensera-t-on aux albums solos d'Ihsahn, voire à la vague de post-black « de salon » qui s'est épanouie récemment (j'ai à plusieurs reprises eu le nom de White Ward en tête). Pour le reste, Rashomon est probablement l'oeuvre la plus puissante jamais composée par Matthew Kiichi Heafy. À 36 ans seulement, celui-ci semble au sommet de son art, et c'est très réjouissant.
Tracklist :
1. Hakanaki Hitsuzen (1:28)
2. Kagutschu (7:34)
3. Ibaraki-Doji (7:51)
4. Jigoku Dayu (7:40)
5. Tamashii No Houkai (5:58)
6. Akumu (ft. Nergal) (5:53)
7. Komorebi (6:06)
8. Rônin (ft. Gerard Way) (9:13)
9. Susanoo No Mikoto (ft. Ihsahn) (7:12)
10. Kaizoku (2:53)