"On est tous le boomer de quelqu'un d'autre."
Cela avait commencé, pour beaucoup je suppose, par un clip d’inspiration Jodorowsky posté sur YouTube. Un « nouveau » groupe de Black-Metal « occulte/orthodoxe » comme il en existe des dizaines, certes, mais il y a un petit quelque chose. Triste Terre est un projet plutôt mystérieux, quasi one-man band lyonnais tenu par le jeune Naâl, accompagné d’un double-bassiste et d’un batteur. Il se retrouve pour son premier album signé chez Les Acteurs de l’Ombre, qui a eu le nez creux au premier trimestre 2019 après notamment avoir repéré Heaume Mortal, et les groupes de BM qui dépassent un peu les frontières des genres ont le vent en poupe en ce moment, avec encore Vous Autres dans la catégorie « nom de projet en français dans le texte »… Triste Terre va apporter sa pierre à l’édifice et intrigue. Le clip de "Grand Architecte" était donc bien mystique, la pochette de ce premier méfait longue-durée nommé Grand Œuvre est à l’avenant. Le projet restait jusqu’alors sur des EPs assez Raw. Pour son premier album, Triste Terre va donc bousculer les lignes et afficher une certaine ambition. Comme dit, les groupes de Black-Metal qui se la jouent Messe Noire sont légion. Cependant, Triste Terre va pousser un peu l’exercice à bout. Entre les diverses humeurs de Watain, le chaos d’un Nightbringer, les velléités d’un Ascension ou d’un Kriegsmaschine, il y a déjà de quoi faire. Pourtant, Triste Terre ne se rapproche d’aucun nom en particulier. Du haut de son expérience acquise depuis 3 ans que Triste Terre produit du stuff, Naâl a donc déjà bien digéré les nombreuses influences possibles lorsque l’on dit faire du Black « occulte ». Même si la mixture n’est pas éminemment originale, il y a déjà une touche personnelle au sein de Triste Terre. Elle prend place au sein d’un style malgré tout revendiqué comme « atmosphérique », ce qui se ressent déjà en scrutant la structure de l’album, composé de 6 morceaux pour une heure et 5 minutes ritualistiques au total. Bref, pour un premier album et alors que le nom de Triste Terre était passé inaperçu jusque-là si ce n’est éventuellement dans l’ultra-underground, c’est prometteur. Et les promesses vont vite se transformer en quelque chose d’assez classieux et grandiose, entre performance et contemplation.
Grand Œuvre est un de ces albums qui met le mieux en exergue le terme de « Messe Noire », bien sûr avec une BO Black-Metal. Relativement incantatoire, la grosse heure de cet album navigue entre ténèbres retenues et possession mystique. Le propos est toutefois assez mélodique, et les trémolos et leads prennent souvent le pas sur les compos plus sombres et terreuses. Triste Terre ne tente pas de nous noyer dans le chaos, il nous met plutôt en face d’un récital passionnant et même assez digeste. On notera d’ailleurs l’excellente production pour le style, aérée et avec beaucoup de relief (le mastering étant en outre signé Dave Otero, excusez du peu), Triste Terre franchissant largement un cap sur la forme après ses débuts Raw. Et Naâl sera tout au long de cet office occulte un maître de cérémonie de grand talent, multipliant les passages vocaux prenants, déclamés alternativement en français et en anglais. Tout est déjà en place pour faire de Grand Œuvre un album de Black-Metal orthodoxe classieux, et Triste Terre fait ici tout pour que l’ensemble soit grandiose, de manière subtile et très travaillée. "Œuvre au Noir" ouvre déjà l’album magistralement, et logiquement en posant directement son ambiance, avec des claviers « religieux » précédant l’arrivée du chant et suivant des riffs terreux mais mélodiques, légèrement dissonants. Des blasts et différentes variations de chant font encore monter la tension, avant que Triste Terre ne commence à poser quelques beaux leads presque astraux. Les progressions sont parfaites, le projet de Naâl possédant déjà pour son premier full-length une belle science des atmosphères occultes soutenues par des structures parfaitement façonnées. La dernière partie de cette pièce d’ouverture est déjà majestueuse, avec des leads plus noirs et un chant à l'avenant. En presque 13 minutes (le morceau le plus long de l’album), "Œuvre au Noir" montre déjà le savoir-faire de Triste Terre en termes de Black-Metal orthodoxe version introspective et messe à bougies et pentacles dessinés au sang. On pouvait le sentir, mais nous sommes bien en face d’une potentielle grande œuvre de Black-Metal occulte…
Sans transition - les 6 morceaux formant d’ailleurs un tout cohérent - Grand Œuvre se poursuit avec "Corps Glorieux" et l’on monte déjà d’un cran niveau intensité, avec une batterie plus offensive et des trémolos épiques, tandis que Naâl se lâche déjà sérieusement au niveau vocal. Tout ceci pour démarrer le morceau le plus jouissif et libérateur de l’album, qui ne faiblit que très peu durant ses 9 minutes, et montre un Triste Terre au sommet de sa possession mystique, sentiment notamment ponctué par les lignes de chant en français en bout de course. Il faut se remettre d’une telle noirceur et Triste Terre va ainsi jouer avec les contrastes en enchaînant sur un "Nobles Luminaires" plus classique et surtout plus mélodique, dès son intro dépouillée d’ailleurs. Ce morceau s’autorisera tout de même de gros blasts près de son point central mais malgré tout, l’ensemble sera plutôt lumineux (…normal pour de nobles luminaires…), accompagné d’un chant cependant assez rocailleux, mais une nouvelle fois Naâl se montre bon dans tous les registres vocaux qu’il peut explorer, et il ne fait désormais nul doute que sa performance vocale globale est assurément un des points forts de Grand Œuvre. Le final de ce morceau sera à nouveau très libérateur, avant d’être suivi par "Grand Architecte" où les contrastes vont à nouveau s’appuyer, cette piste étant très noire et pesante dès le début malgré la présence constante des mélodies. Et Triste Terre en profite donc pour continuer à développer ses ambiances occultes, avec le retour des orgues et claviers et des leads quasi-astraux. Les quelques blasts sont toujours aussi bien placés, le chant est toujours aussi convaincant et varié (avec ici quelques accents Doom/Death), et encore une fois ce morceau se clôt de manière plus épique avec des trémolos et des chants possédés. Toujours une preuve musicale des qualités de Triste Terre, et ce n’est pas fini. "Lueur Emérite" commence avec de splendides leads et du chant très rituel, et s’offre une nouvelle montée en tension avec des blasts et du chant aigu, amenant à toujours plus d’occultisme latent avec de l’orgue et même semblerait-il quelques cuivres. Et Triste Terre continue à explorer le spectre de la musique noire en terminant "Lueur Emérite" avec des spoken words sur fond de riffs lancinants bien sombres. Si vous vous doutiez encore que vous assistez ici à un office des ténèbres…
Et avec sa dernière offrande, un "Tribut Solennel", Triste Terre n’est pas loin d’ouvrir le portail des enfers vu que le début de cette conclusion d’album est très noir, presque chaotique même, pour la première fois sur ce disque. L’ensemble retrouvera tout de même un tempo soutenu appuyé par de nouveaux leads astraux, mais les blasts se frayeront eux aussi une dernière fois un chemin et le chant de Naâl sera plus agressif que jamais, avec une nouvelle et dernière montée dans de déchirants aigus. Le grand final sera donc encore très intense, mais avec une certaine retenue, Triste Terre contrôlant malgré tout le résultat de ses incantations mystiques. Une conclusion finalement logique pour cet album qualifié d’« atmosphérique », à sa manière. Triste Terre n’a pas choisi la pure agression, mais son occultisme en est beaucoup plus pernicieux. La mélodie mystique reste toujours son principal moyen d’expression, de même que les vocaux passant par tous les états mentaux, les instrumentations Black-Metal habituelles et inhérentes au sous-genre occulto-orthodoxe se chargeant de faire le reste. Et voilà comment à partir de choses classiques en apparence, Triste Terre est parvenu à pondre une œuvre intense et passionnante, qui coupe le souffle autant qu’elle nous pousse à l’introspection. Rien de révolutionnaire certes, et Grand Œuvre n’est pas exempt de petites longueurs, ou de passages un peu plus convenus pour peu qu’on s’intéresse à tout le registre du Black-Metal le plus noir et possédé du marché. Mais pour un premier album, avoir autant de maîtrise, c’est la grande classe et c’est une performance. Cela faisait longtemps que l’on avait pas entendu un album de Black-Metal occulte aussi réussi et convaincant, qui n’est déjà pas loin des œuvres les plus marquantes de noms comme Ascension ou Kriegsmaschine, et sans faire de la copie carbone, Triste Terre assumant et appuyant son côté plus atmosphérique et retenu, presque discret mais dans le bon sens du terme. Grand Œuvre est une belle messe noire, il ne fait nul doute que les amateurs les plus éclairés de musique extrême qui s’adonne à des rituels noirs se laisseront emporter par la performance de Naâl. Triste Terre sort donc de sa cave avec panache, livrant un premier album assez époustouflant, un des disques de Black-Metal les plus marquants de ce premier semestre 2019. Donc oui, c’est du Grand Œuvre…
Tracklist de Grand Œuvre :
1. Œuvre au Noir (12:44)
2. Corps Glorieux (9:06)
3. Nobles Luminaires (11:28)
4. Grand Architecte (8:57)
5. Lueur Emérite (12:29)
6. Tribut Solennel (10:29)