Aaron Turner et le label Hydra Head Records #2
dimanche 5 mai 2019II. Les productions musicales d'Hydra Head Records
Cette partie va s'articuler sous la forme d'un top 10 des albums sortis sur le label américain. Bien-sûr, l'ordre a (presque) peu d'importance. Je vais malgré tout essayer de donner une cohérence au tout et éviter de faire un listing un peu vide de sens. HHR est un label à l'image de son gérant, très éclectique et tourné vers l'expérimentation ou au moins vers la singularité. Tous les groupes que je vais vous présenter ont leur identité propre et je vais faire en sorte de piocher dans le plus de styles possibles. J'aime les labels qui proposent une large palette de genres. D'ailleurs, mes labels préférés signent des artistes assez hétérogènes. Je pense à Relapse Records qui est connu pour le Grind mais qui présente par exemple aussi des groupes de Heavy comme Christian Mistress... de Death (Incantation, Obituary, Ulcerate...) de Doom (Windhand, Cough...), voire même des artistes n'ayant pas grand chose à voir avec le Metal comme Horseback (allez écouter, c'est top), Merzbow ou Miracle. Southern Lord, le label de Greg Anderson de Sunn O))), est aussi très fameux avec évidemment du très très lent (Sunn O))), Earth, Om...) et du très très rapide avec tous les groupes de Hardcore américains biberonnés au Death Suédois (Nails, Black Breath, Sect...), etc.
J'admire les fans fidèles à un seul style musical pour leur extrême intégrité et leur passion sans limite pour un genre unique. Ce serait toutefois impossible pour moi. J'ai des goûts beaucoup trop éclectiques.
Quoi qu'il en soit, Hydra Head a été créé en 1993 par Aaron Turner d'Isis à Boston et a suivi le musicien après son déménagement à Los Angeles. Dans les années 90, le label a été pionnier dans le développement de la musique heavy et immersive. Ce dernier a d'ailleurs deux petits frères : Tortuga Recordings et Vacation Vinyl qui se trouvent également à LA. Et, comme convenu, voici une sélection de 10 sorties marquantes du label.
CAVITY – SUPERCOLLIDER (1999)
Lorsque j'ai découvert Eyehategod il y a quelques années, je me suis dit que j'avais enfin trouvé exactement ce que j'aimais dans la musique. J'adorais déjà la lenteur, la lourdeur et le groove de Black Sabbath. Mélanger cela à l'agressivité et à l'urgence du Punk était la meilleure idée que l'on eusse trouvée : le Sludge (traduction anglaise de "boue"). Pendant pas mal d'années, j'ai gratté dans ce style et me suis pris de passion pour Crowbar, Grief, Noothgrush,Iron Monkey et autre Acid Bath. Un jour, Supercollider de Cavity est passé dans mes oreilles. Cette galette est tout simplement un classique du Sludge. Je constate deux écoles dans ce style, ou plutôt ce micro-style : d'une part, l'école d'Eyehategod ou d'Iron Monkey, à savoir celle des riffs bien groovy et parfois rapides ; d'autre part, l'école de Grief ou de Corrupted qui joue plutôt sur l'atmosphère et le sentiment d’accablement. Cavity fait clairement partie de la première ! Des motifs de guitares ultra entêtants et lourds, des lignes de basses dégoulinantes et ronronnantes, Supercollider en dégueule de partout. Je pense que les fans de Stoner pourraient prendre leur pied sur ce genre de disque. La structure des morceaux est souvent la même et est assez typique du Sludge : un riff de basse ou de guitare joué tout seul en guise d'intro puis la même phrase rythmique jouée encore plus fort avec l'ajout des autres instruments. Tout cela est d'une efficacité imparable et fait que notre tête hoche de haut en bas sans même que l'on s'en rende compte. Le cri possédé d'Anthony Vialon colle impeccablement aux compositions. Un album réussi de bout en bout et qui s'écoute très facilement. Les 40 minutes que Supercollider renferme passent à une allure folle à tel point que l'on reprendrait bien une petite part de cette tarte à la farine de boue ! Après le split de Cavity, certains membres iront former le groupe que je m'apprête à vous présenter : Torche.
TORCHE – MEANDERTHAL (2008)
Ah Torche ! Que j'aime ce groupe. C'est un parfait antidépresseur, particulièrement sur leur deuxième album – mon préféré – Meanderthal. La meilleure comparaison que j'ai trouvé pour décrire Torche est celle d'un bonbon pétillant multicolore. La musique des Américains est une explosion de couleurs vives. Voilà de quoi faire jaser les Metalheads. Amateurs de rose, de jaune et de vert fluorescent, cet album est pour vous. Même si je trouve ce skeud un cran en dessous, la pochette d'Harmonicraft est une parfaite illustration de ce que le groupe propose. Torche distille de courts morceaux, excédant que très rarement les trois minutes, ultras joyeux et joués pleine balle. Ils qualifient leur musique de « Thunder Pop ». Cette désignation est plutôt explicite et bien trouvée. La formation balance des tubes de Pop avec un son de guitare ultra lourd, ce qui est plutôt original. Parfois les titres vont à une allure folle pour créer une réelle explosion de joie, presque un orgasme. Certains morceaux comme le début de "Fat Waves" me rappellent les groupes de Pop Punk de teenagers comme Blink 182 ou Sum 41. Torche ne renie malgré tout pas ses racines Sludge, ce qui fait que le son reste ultra heavy et puissant. La recette est à la fois singulière et diablement énergique. Elle me provoque une montée quasi immédiate de dopamine. Meanderthal est un album à écouter l'été au bord d'une piscine avec sa nouvelle copine (ou son nouveau copain). Il me donne presque envie de remater American Pie et de boire des diabolos fraises, c'est dire !
XASTHUR – SUBLIMINAL GENOCIDE (2006)
C'est bien volontairement que je choisis dès à présent de vous parler du one-man band Xasthur, formé en 1995 par le solitaire Malefic (et d'autres membres vite oubliés). La musique de l'Américain est l'antithèse de Torche. Subliminal Genocide est une œuvre empreinte de tristesse, de solitude, d'ennui et de décrépitude. La scène DSBM divise assez les fans de Black Metal. Cette musique est née en Europe (et un peu en Amérique du Sud) et ne colle pas avec la culture consumériste et ensoleillée de la Californie. Pourtant Xasthur est bien originaire de cet état des États-Unis et propose une musique froide pour ne pas dire glaciale. La formation est un des porte-étendards du DSBM. Derrière cette dénomination un peu vide de sens se cache un Black Metal relativement lent et atmosphérique qui joue plus sur les ambiances et l'atmosphère que sur l'agressivité. L'objectif est de nous plonger dans un état de mélancolie et de colère assez proche de l'état dépressif. La plupart des groupes estampillés DSBM me font l'effet inverse. A vouloir jouer la carte de l'extrême tristesse, certains finissent par sonner carrément ridicule. Je pense notamment à des groupes comme Silencer. Xasthur me fait beaucoup penser à Burzum. La guitare est fortement saturée à tel point que les riffs sont difficilement détectables, cela donne un effet très cru et sauvage à la musique. Comme pour le one-man groupe norvégien, Malefic use et abuse de mélodies au synthé très minimalistes et répétitives. Le cri strident, à la fois triste et haineux entremêlé de chuchotements vient compléter ce sombre tableau mélancolique. La batterie est lente et chiante à souhait comme une parfaite expression de l'ennui. Une certaine honnêteté se dégage de Xasthur. C'est quelque-chose que je retrouve beaucoup dans le BM. Le côté primitif et bestial de cette musique me donne un sentiment de liberté très plaisant. L'excellent documentaire de Vice sur les one-man bands américains de Black Metal permet de connaître un peu plus l'environnement et la personnalité de Malefic. Ce bonhomme énigmatique vit isolé au milieu de ses instruments dans une petit baraque. Il évite au maximum les interactions sociales et sa vie est dédiée à la musique. Il entretient avec elle une relation à la fois d'amour et de haine comme il le dit très justement. Cela rejoint mon constat sur les fans de musique Metal de la première partie du dossier. Plus on creuse dans les styles extrêmes, plus on a de chance de tomber sur des personnes assez inadaptées, hyper-sensibles...C'est le cas avec le leader de Xasthur. De toute façon, je n'ai jamais cru qu'on pouvait être tout à fait "normal" pour écouter ou composer de la musique aussi particulière et émotionnellement forte. L'aspect visuel dans le Metal est très important surtout dans le BM. Le logo de Xasthur est l'élément qui m'a attiré au début vers le groupe. Je trouve qu'il est merveilleux et surtout majestueux comme la musique de Malefic.
SUNN O))) - ØØ Void (2000)
Malefic a collaboré avec le fameux duo Sunn O))) pour son Black One. Voilà un nom de groupe que vous avez certainement aperçu si vous vous intéressez de près ou de loin au Metal. Sunn O))) est une formation majeure de la scène Drone. Une musique qui se vit plus qu’elle ne s’écoute. Depuis quelques temps et après maintes tentatives, mes oreilles l'apprécient. La musique de Greg Anderson et de Stephen O’Malley est d'une puissance et d'une vastité titanesque. Les premières productions du groupe sont peut-être les moins accessibles et les plus minimalistes. Seul un vrombissement monolithique de basse et de guitare, une voix méditative sur "NN O)))" ou un étrange passage de batterie sur "Rabbits’ Revenge" nous rappellent qu'il s'agit de musique. En effet, j'ai l'impression que Sunn O))) relève presque plus de la matière que du son. Chaque note est un volcan en éruption ou une montagne qui s'écroule. La roche, la lave, l'océan… sont presque palpables lorsque l’on met son casque et qu'on a le courage d’écouter un disque des Américains. Je me souviens, lorsque j'ai commencé à apprécier le groupe de Seattle, que je m'intéressais aux œuvres du cinéaste Jodorowsky. Ainsi, lorsque j'écoutais du Sunn O))), j'avais en tête les vastes paysages désertiques d’El Topo ou les couleurs chaudes et psychédéliques de la Montagne Sacrée. L'expérience était et est à chaque fois forte (quasiment religieuse) lorsque je fais l’effort, car c'est un effort, de m'immerger dans un disque de Sunn O))). Récemment, j'ai vu le groupe en live et la puissance sonore et émotionnelle du groupe m’a vraiment marqué, encore plus que sur album. Je me suis forcé au maximum à faire le vide, à faire abstraction de ma petite vie, de mes petites pensées quotidiennes, pour vraiment me concentrer sur le son et les images que j'avais en tête. C'est un exercice difficile. Il y a peu j'ai lu quelqu'un parler du Drone en disant que c'était un style réellement au service de la musique. Je suis d'accord avec cette affirmation. Dans le Rock en particulier mais c'est vrai avec beaucoup de genres, j'ai parfois l'impression que la musique nourrit plus un égo (celui de l'artiste) qu'une recherche désintéressée de nouvelles expériences musicales. Void ØØ est album qui sublime le Néant, qui rend le Vide majestueux et le Rien omnipotent. Pour ressentir la musique de Sunn O))), j'ai besoin de mettre l’album à un volume démesurément élevé pour que mes murs tremblent et que le son se balade partout dans la pièce. Là seulement je frissonne et vis intensément l'œuvre de ses deux fous de Greg Anderson et de Stephen O’Malley. Je peux à présent dire que je suis fan de Drone alors que j'ai beaucoup de mal avec la plupart des styles expérimentaux comme la Harsh Noise par exemple. J'explique cela car le musique de Sunn O))), Earth ou autres Boris est héritière du Rock voire même du Blues (pour Earth) et du Jazz (Sunn O)))). Je suis fasciné et touché par la la puissance qui se dégage des murs d'ampli des Américains autant que lorsque j'ai découvert Led Zeppelin la première fois. Le Drone reste une musique vivante, chaude et organique en opposition à la Harsh Noise qui est froide, cacophonique et synthétique. Pour être tout à fait honnête, je me méfie des artistes étiquetés Noise, j'ai toujours l'impression d'être en face d'une grosse escroquerie. La musique que propose Sunn O))), même si elle peut être improvisée, est léchée. On voit qu'il y a eu un vrai travail d’arrangements, une recherche sur les textures... Que ce soit Greg Anderson ou Stephen O' Malley, les deux sont des architectes du son et savent jouer de leur instrument. Goatsnake, le groupe de Stoner du premier, est un vrai concentré de riffs plus efficaces les uns que les autres par exemple.
Voilà Hijokaidan, un groupe très réputé de Japanoise. Je vous laisse le soin de m'expliquezce que vous trouvez de fabuleux dans cette performance...
KHANATE – CLEAN HANDS GO FOUL (2009)
Il n'est pas rare qu'un label sorte plusieurs projets d'un même musicien. Khanate est l'enfant de Stephen O'Malley et d'autres musiciens underground parmi lesquels on retrouve l'actuel chanteur de Gnaw (groupe de Noise de New York). Le groupe s'est formé en 2000 de la rencontre entre le guitariste de Sunn O))) et le bassiste James Plotkin à l'occasion d'un concert d'Isis. Khanate est un des artistes les plus extrêmes que j'écoute régulièrement et que j'apprécie. Plus tôt, lorsque je parlais de Cavity, j'ai dit qu'à une période je me butais les oreilles au Sludge. Parmi les plus radicaux de ces groupes, il y a Burning Witch (autre projet avec les mecs de Sunn O)))) et Khanate. Ces derniers représentent pour moi ce qui pourrait ressembler à l'Enfer. La musique des Américains est sombre, malsaine, anxiogène mais terriblement intense et parfois belle. Clean Hands Go Foul est une pépite de composition. Comme je le disais à propos des groupes américains de Post-Metal dans le première partie, rien n'est laissé au hasard. Un larsen est placé au bon endroit avec parcimonie, un bidouillage au synthé accompagné d'un grognement crée exactement la sensation voulue... Pour savoir si un album est bon ou pas dans les genres les plus expérimentaux, je me pose la question de savoir si je ressens quelque-chose. Avec Khanate, je passe par plein d'états : la colère, l’apaisement, la gêne... Un grand respect au batteur, Tim Wyskida (également dans Jodis avec Aaron Turner). Je trouve son jeu tout en feeling et en finesse. On attend peu la batterie dans Clean Hands Go Foul. Dans le long et minimaliste morceau "Every God Damn Thing", on aperçoit ça et là quelques coups de cymbales ou de caisses claires, cela apporte une ambiance très feutrée et presque rassurante à la musique inhumaine de Khanate. Je vais peut-être me faire des ennemis mais je préfère ce groupe à Sunn O))). La formation est une des rares qui arrivent à créer des lieux aussi décrépis, vastes et grisâtres, sans tomber dans le ridicule. Le chant de Dubin est un des plus glauques que je connaisse avec celui du chanteur de Toadliquor. Parfois il gueule juste sans instrument derrière pour créer un malaise de l'auditeur mais d'une manière vraiment captivante. Ce dernier album du groupe est difficile à se farcir avec ses une heure et quelques. Cependant, j'ai entendu peu d’œuvres aussi immersives et abouties. Khanate reprend le chemin sinueux qu'avait entrepris Burning Witch avant la naissance de Sunn O))). Au début, je pensais même que le chanteur des deux groupes était la même et unique personne. Edgemont Martin et Alan Dubin ont une voix assez similaire, assez aiguë et suffocante. Si vous trouver Khanate trop expérimental et Drone, je vous conseille de vous tourner vers Burning Witch où ça riffe plus.
OXBOW – THE NARCOTIC STORY (2007)
Je vous propose de quitter l'ambiance nauséabonde et désolée de Khanate pour plonger dans l'univers d'Oxbow. Les Américains forment un groupe mythique d'Hydra Head Records. Les maisons de disques et labels ont souvent boudé cette formation plutôt incomprise et difficile à classer. Seul le label d'Aaron Turner a voulu signé Oxbow. En 2012, HH est annoncé comme mort par son gérant. La structure souffre du mal des labels de taille moyenne qui sont trop petits pour être viables et trop gros et chronophages pour permettre à leur propriétaire d'exercer une activité professionnelle à côté. Malgré tout, il sort le très attendu dernier album d'Oxbow en 2017, soit une décennie après le chef-d’œuvre qu'est the NarcoticStory. Tant pis, je grille ma description pour l'artiste suivant et l'utilise ici. Le groupe de San Francisco rassemble deux éléments que j'aime beaucoup dans la musique : la mélancolie/la tristesse et le sexe. Oxbow propose une musique honnête, émotionnelle, et surtout animale. S'il fallait ne retenir qu'un mot pour the Narcotic Story ce serait "bestialité". Tout cela est le fruit de l'étonnant et imprévisible Eugène Robinson. Le chanteur représente le vrai plus de ce groupe. Il utilise sa voix comme il le souhaite et sans limites. Il peut aussi bien gémir que crier, chuchoter, prendre une voix de crooner ou bien encore de petite fille. Ce bonhomme n'a pas de limites. Il finit d'ailleurs souvent dénudé en live... Il est connu pour être aussi un boxeur amateur. S'il pousse les mêmes cris que dans Oxbow quand il se bat, il doit faire fuir l'ennemi rapidement. La gars écrit aussi des bouquins. Cette palette vocale rend le groupe vraiment unique et lui confère une aura primitive et animale comme je l'ai dit plus tôt. On à l'impression que les musiciens font l'amour quand ils composent. Musicalement, il est ardu de qualifier l'étendue sonore de cette formation. En plus du trio basse-batterie-guitare on retrouve du synthé, du piano, du violon... dans the Narcotic Story. Pour rester juste, je qualifierais la musique du groupe de Rock Avant-gardiste avec des accents de Jazz et de Classique. Là encore, la description serait un poil réductrice tant Oxbow est singulier. Il faudrait un style qui se nomme le Oxbow. C'est un des rares projets qui ne sonnent comme rien d'autre et rien que pour cela je trouve ça admirable. D'ailleurs ce blaze est aussi le nom d'une marque de vêtements. Lorsque je croise des gens avec ce t-shirt je me dis que ce sont des fans du groupe. Je tenais à vous faire part de mon petit délire personnel même s'il est franchement inutile.
Voilà un apperçu de ce cher Eugene :
BOHREN & DER CLUB OF GORE – DOLORES (2008)
Restons dans l'ivresse de la nuit et intéressons-nous maintenant aux Allemands de Bohren. S'il fallait choisir un album du groupe, je n'aurais pas choisi Dolores mais c'est le seul qui est sorti chez Hydra Head Records. Il est important pour moi de ne vous parler que de productions de ce label, sinon ça n'aurait ni queue ni tête. Je souhaitais absolument évoquer nos amis teutons car leur musique est tout simplement merveilleuse. Le groupe définit son style comme du Doom-ridden Jazz music. Vous l'aurez compris, il s'agit de jouer du Jazz avec un tempo très lent pour créer une atmosphère vraiment envoûtante et nostalgique. Bohren prend tout ce que le Jazz a de sexy (voire de vulgaire) et le mélange avec le spleen du Doom. Quand j'écoute Dolores mais encore plus Sunset Mission, je m'imagine dans le New York de la fin des années 70, après la guerre du Vietnam. Le film Taxi Driver m'influence peut-être un peu trop. Je me vois conduire un taxi, seul dans la nuit à la place de De Niro. A travers la fenêtre du véhicule, j'observe les rues crasseuses de la ville où les prostituées se font violenter devant les néons roses des cinémas et clubs érotiques. J'entrouvre la vitre pour que la fraîcheur de la nuit me caresse le visage et j'entends les gens s’insulter sur le trottoir. Je n'écoute pas, je suis dans ma bulle, dans mon cocon fait de solitude et de mélancolie. Je roule jusqu'au bout de la nuit en contemplant la sublime déchéance urbaine. Voilà l'ambiance qui se dégage d'un disque des Allemands. Ils s'équipent de tout l’attirail nécessaire (pianos, mellotrons, saxophones, synthés, guitares...) pour nous plonger dans un long et délectable spleen. Comme beaucoup, j’appréhende la musique comme une bande-son de ma propre vie et Bohren est parfait pour ça. Un titre ou un album peut me rappeler des vacances, des lieux, des personnes... Parfois je me souviens plus du disque que j'ai écouté à un moment que du lieu exact où j'étais à cet instant.
Je vous laisse avec mon consultant et ses beaux chaussons rouges vous présenter ce skeud dans le QG d'Hydra Head. PS : le barbu à la chemise à carreaux est Aaron Turner et le rouquin barbu est Mark Thompson, co-gérant de Vacation Vinyl. Ce dernier semble être un peu le rigolo de l'équipe !
PELICAN – AUSTRALASIA (2003)
Isis a plusieurs bébés, l'un des plus réussis est Pelican. Comme son géniteur, le groupe distille un Post Rock aérien conjugué à une lourdeur Metal. Je sais que beaucoup de personnes aiment la musique Post-Metal mais grincent des dents concernant le chant typé Hardcore. Dans Pelican, il n'y a presque pas de vocaux donc l'affaire est réglée. La formation américaine fait partie de ces groupes à la discographie assez hétérogène, avec un album vraiment meilleur que les autres, Australasia en l'occurrence. Le disque se compose de six titres, tous excellents. Les compositions sont longues et alambiquées mais toujours joliment ficelées. Contrairement à Isis qui a clairement un background Hardcore, Pelican lorgne plus du côté du Metal. Ce disque me rappelle un peu Oceanic. Il y a de jolis passages célestes et d'autres parfaits pour headbanger. Prenez par exemple "Drought", le morceau commence lentement par un riff qui donne envie de bouger de la tête puis s'accélère d'un coup pour devenir encore plus lent à l'arrivée, effet breakdown. Ce genre de chansons me donne l'impression d'assister à un pit mais dans les étoiles et avec les Dieux. Zeus et Apollon s'entrechoquent violemment au concert de Pelican donné à Olympe mais toujours avec cette grâce divine qui les caractérise. Pour un premier album, Australasia est un coup de maître. La musique créée par ces quatre petits gars de l'Illinois est à la fois majestueuse et punitive. Je me rends compte que je n'ai émis aucune critique négative à l'égard des groupes présentés dans ce dossier. Il faut dire que je trouve ça un peu déplacé de le faire quand on est chroniqueur. La plupart des personnes qui rédigent des écrits sur des albums auraient tout intérêt à se montrer plus modestes et tolérants. C'est toujours plus facile de tacler que de faire soi-même. Alors si je devais malgré tout émettre un jugement négatif à l'égard de Pelican je dirais que leur musique manque peut-être un poil de personnalité et d'émotion. Australasia est rudement bien composé, efficace et carré mais il manque le petit frisson que je peux avoir en écoutant Neurosis ou Isis. Le très bon morceau titre "Australasia" aurait pu nous faire vibrer et nous laisser l'oeil humide avec sa guitare acoustique, sauf que non. Le point fort de Pelican réside dans sa lourdeur et sa puissance. Je trouve que le groupe est plus talentueux dans l'art du riffing que dans celui de faire des pistes planantes. Commencer par un motif rythmique lourd et relativement lent puis poursuivre par un autre riff encore plus balourd et ralenti est d'une efficience parfaite. Pour conclure, voilà un album et un groupe de très bonne facture. Pour moi, il manque ce petit truc de qui me touche pour crier au chef-d'oeuvre. Enfin, s'il n'y avait que des artistes géniaux, ce serait presque ennuyeux. Australasia est un très bon voire un excellent album de Post-Metal, en aucun cas ce n'est une merveille comme peuvent l'être Times of Grace ou Oceanic. Aaron Turner prend le crayon pour créer une de ses meilleures pochettes à mon goût.
BIG BUSINESS – MIND THE DRIFT (2009)
Big Business n'est pas tout l'inverse de Pelican mais presque. Ce duo, devenu trio avec cet album, ne se prend vraiment pas au sérieux et le moins que l'on puisse dire c'est qu'ils ont de la personnalité. Je ne sais pas comment qualifier la musique du groupe. Pour essayer de vous aiguiller, je dirais que Big Business fait du Stoner/Sludge aux accents Pop et vitaminés. L'album Mind the Drift est leur album le plus progressif. La singularité du groupe repose surtout sur le chant, ou plutôt des chants car les deux zozos Jared Warren et Coady Willis s'y collent ! Les Américains adorent superposer leurs voix pour créer des harmonies vocales. Le fantasque bassiste rappelle un certain King Buzzo lorsqu'il chante avec son timbre si particulier et profond, tandis que l'autre viens le backer avec sa voix plus aiguë. Concernant la base rythmique, le duo balance un Rock gras du bide et énergique me rappelant justement nos amis de Torche. Le batteur est tout simplement un monstre. Il attaque ses fûts avec précision, vitesse et puissance. Big Business est un groupe en apparence facile d'accès car les morceaux sont Rock n' Roll ou Pop (j'entends du Queen parfois), mais si on se penche bien sur leur musique, on voit que les compositions ne sont pas si évidentes avec les contretemps de la batterie, les riffs bizarroïdes... J'aime cette démarche de faire de la musique en apparence bête et méchante mais intelligente en réalité. La plupart du temps, les artistes qui se veulent drôles ne me font même pas esquisser un rictus. En revanche, certains groupes "sérieux" comme Big Business ou les Melvins ont un côté comique qui m'est irrésistible. Leur dégaine, certaines chansons au sujet absurde et décalé (comme sur les chats et les souris : "Cats, Mice")... m'inspirent de la sympathie. En parlant du groupe de Buzz Osborne, les deux compères viendront prêter main forte aux Melvins à partir de (A) Senile Animal en 2006. Le groupe fera quelques shows uniques en reprenant par exemple Houdini en entier avec évidemment deux batteurs ! Big Business est un groupe original qui fait de la bonne musique, en particulier sur ce Mind the Drift. C'est déjà énorme ! Je n'ai pas grand chose à dire de plus.
JESU – JESU (2004)
Quoi de mieux pour conclure ce dossier que de vous parler du doux Jesu ? Dans la première partie, j'ai beaucoup évoqué Godflesh et son influence sur les premiers projets d'Isis dont Celestial. Justin Broadrick a consacré une bonne partie de sa vie à ce groupe unique. L'influence de Godflesh est énorme sur la scène Metal et même au delà de celle-ci. J'aime bien checker ce qu'écoutent mes groupes préférés. Parmi les noms qui reviennent le plus il y a bien évidemment Black Sabbath, Type O Negative, les Melvins (qui ont été pionniers dans plein de genres), Celtic Frost revient souvent (il n'y a qu'à voir le nombre de covers du groupe) et Godflesh ou les Swans. Justin Broadrick est aussi un mec plutôt fragile qui est sujet à l'anxiété et dépression. Cela se ressent assez dans sa musique. En 2001, juste après la sortie de Hymns, Green révèle au guitariste sa frustration de devoir faire la première partie de groupes plus récents comme Strapping Young Lad ou Fear Factory après vingt ans de carrière dans la musique. Il prend la décision de quitter Godflesh pour se recentrer sur sa vie personnelle. Broadrick tente tant bien que mal de garder son groupe à flot mais le stress s'empare de lui et il fait une dépression nerveuse avant de repartir en tournée. Il est contraint de faire une pause et de mettre fin au groupe après treize ans de dévotion à celui-ci. Il annule les dates prévues en Amérique mais doit évidemment payer les personnes sensées l'accompagner (comme son conducteur de bus), il est alors fauché. Wikipédia nous apprend qu'il s'est fait lâcher par sa copine. J'ai lu l'interview qui correspond à cette information, Broadrick parle de la fin d'une relation après treize ans. Je pense plus qu'il s'agit de sa relation amicale/professionnelle avec Green. Inutile de chercher à rentrer dans la vie personnelle de l'artiste mais ce contexte permet de comprendre l'état d'esprit dans lequel était le leader de Godflesh quand il a créé Jesu. Clairement, ce nouveau projet lui a permis de faire face : “My only solace, my only escape at that time was recording the first Jesu album". Ainsi, ce premier LP sort en 2004 et est un pur régal. La dernière piste de Hymns porte elle aussi le nom de "Jesu". Le titre est découpé en deux parties, la première est typique de Godflesh et la deuxième laissait entrevoir la volonté de faire des morceaux plus mélodiques et planants. Le nouveau projet de Broadrick est entièrement dans cette mouvance. La musique que propose le type tire donc du côté du Post-Rock et du Shoegaze. On a beaucoup comparé Jesu à My Bloody Valentine. Les morceaux sont lents, atmosphériques mais en même temps ultra lourds et écrasants. La guitare est torturée pour un effet "mur du son". On retrouve sobrement la boite à rythme de Godflesh mais sans sa vertu de mitrailleuse automatique. Les lignes de basse sont extrêmement mises en avant et le son est grave et granuleux. Par dessus, la voix claire de Justin est touchante, fragile et même apathique. Le guitariste chante parfois juste, parfois faux mais peu importe. Quand je regarde les albums qui me marquent le plus se sont souvent des œuvres qui ont été accouchées dans la douleur. Comme si la dèche et l'urgence donnait une magie au tout. Pourquoi Metallica ne sortira plus jamais un bon album ? Parce-que le groupe n'a plus faim. Quand ils ont sorti Kill 'em all, les jeunots en voulaient à la terre entière et souhaitaient tout brûler. Cette haine est communicative parce-qu’elle est honnête. Lorsque Justin Broadrick nomme un morceau "Tired of me", nul doute qu'au moment de le composer il était vraiment fatigué de sa propre personne. Cet album transpire la sincérité et la beauté. Je risque d'en faire rager quelques uns mais ce disque a accompagné mes insomnies dans une période pas très cool de ma vie avec Le Monde Chico de PNL. Ces deux albums ont donc une saveur particulière pour moi, même si c'est difficile de les comparer musicalement !
Je vous laisse en compagnie de Pete Majors, lui aussi à la tête du disquaire Vacation Vinyl. Tout comme moi, il aime beaucoup le premier album de Jesu. Même s'il n'en parle pas dans cette petite interview, il le dit ailleurs.
Pour cette deuxième partie, j'ai essayé de brasser large pour montrer toute la palette musicale d'Hydra Head. Je me suis contenté de retenir dix albums. Ils font partie de mes sorties préférées du label parmi bien d'autres (Harvey Milk, Daughters, Botch, Converge, Soilent Green...). Désolé aux fans d'Agoraphobic Nosebleed et de Cave In. Je n'ai jamais écouté le premier car je ne suis pas un adepte de Grindcore et je n'aime pas le second. Le label d'Aaron Turner est sans conteste le petit frère d'Ipecac Recordings (géré par Mike Patton) qui a sorti les albums d'Isis, de Dälek, de Lustmord, le dernier et excellent Daughters... Certains groupes dont les productions viennent du label du leader de Faith no More sont plus ou moins rattachés à HH. J'aurais aimé parler de certains de ces artistes mais pour rester rigoureux, je ne l'ai pas fait. Je connaissais évidemment bien tous les groupes que je vous ai présenté, au moins l'album, et j'ai tenté d'être le plus spontané par rapport à la critique que j'ai émise. Je m'excuse d'avance pour ceux qui seront agacés par mes jugements et ma subjectivité mais le but de ce dossier était d'avoir le point de vue d'un fan, pas une analyse robotique. Hydra Head est un label que j'affectionne tout particulièrement pour les raisons évoquées tout au long de cet écrit. Il m'arrive d'être un peu frustré de voir que les artistes qui lui appartiennent n'ont pas la reconnaissance qu'ils méritent. Quand je dis cela je pense en particulier à Cavity qui est injustement tombé dans l'oubli, ou bien encore Oxbow et Khanate qui n'ont clairement pas le succès qu'ils méritent. Je trouve même Isis ultra sous-côté par rapport à son l'influence et à sa qualité.
Cette affiche de concert a été réalisée par Aaron Turner. On lui a repproché que le nom des groupes était illisible sur son blog personnel. L'artiste a rétorqué qu'il pouvait aller se faire voir et que son dessin était à l'image de la musique de son label, difficile d'accès.
Même si je ne réussis pas à convaincre le peuple, j'aurais peut-être aiguisé la curiosité de certains téméraires et confirmé les goûts des bons mélomanes qui lisent Horns Up. Si c'est le cas, j'en suis ravi ! Même si ce dossier n'est pas parfait, ce fut un plaisir de le réaliser et de vous en faire part. Éplucher le catalogue d'un label est une excellente façon de faire des découvertes passionnantes. Maintenant que j'ai dégrossi le travail, à vous de compléter (ou non) le dossier par vous-même. HH est une structure intéressante car d'une base Metal et Hardcore, elle a évolué vers des styles beaucoup plus avant-gardistes et novateurs. Même si le label n'a pas été le premier à proposer du Drone (Sub Pop l'avait fait avant par exemple) ou du Sludge ou du Mathcore, on se rend compte que le label n'était pas loin d'être un pionnier à chaque fois. Son importance dans la sphère Metal et même pour la musique en général, est indéniable. Pour approfondir le sujet je vous conseille le passionnant documentaire "Blood, Sweat, Vinyl. DIY in the 21st century" sur les acteurs de cette scène et également "Here is a Gift for you" centré surtout sur Old Man Gloom.
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