"On est tous le boomer de quelqu'un d'autre."
Dans le petit monde du Black atmo allemand, s’il y a bien un nom qui est attendu, c’est celui d’Agrypnie. Depuis qu’il a été fondé en 2004 par Torsten « Der Unhold », chanteur de Nocte Obducta et ici compositeur et quasi-multi-instrumentiste, Agrypnie n’a cessé de proposer des albums redoutables du genre, incisifs mais épiques. Si F51.4 (2006) et Exit (2008) étaient déjà remarquables, c’est 16[485] (2010) qui a enfin permis au projet de vraiment exploser et s’envoler vers la tête du podium du Black atmo allemand, alors que l’avenir de Nocte Obducta était incertain. Si ce dernier, qui est quelque part le groupe « parent » d’Agrypnie (dont Marcel « Traümschander » Breuer a écrit les paroles pour les deux premiers albums), a repris un sacré regain d’activité depuis 2011 (4 albums), et alors que Torsten a continué à chanter pour eux, Agrypnie a lui été plus patient et discret, en studio du moins. L’EP Asche (2011) puis Ætas Cineris (2013) avaient poursuivi la carrière d’Agrypnie avec grande classe, en appuyant encore plus son côté atmosphérique et épique, presque ambiant même. Il nous tardait donc de découvrir la suite de la discographie d’Agrypnie, et il aura donc fallu être patient, entre quelques annonces sans réelle suite un tantinet immédiate. Ce n’est donc que 5 ans et demi après Ætas Cineris que le projet nous propose son 5ème album, Grenzgænger. Et je parle volontairement de « projet » plutôt que de « groupe » vu que pour cette nouvelle mouture, Torsten a pratiquement tout fait tout seul. Un retour à une démarche plus intimiste assez surprenante sachant que sur Ætas Cineris, Agrypnie présentait un line-up complet assez classique dans l’absolu. Torsten, qui a toujours été seul compositeur malgré tout, a donc ici fait la majeure partie du travail lui-même, étant juste accompagné du bassiste Phil Hillen qui collabore avec Agrypnie depuis 2010 (en tant que producteur également) et du batteur autrichien Moe Harrington notamment actif sur scène (Graveworm, Heretoir, et… Agrypnie par le passé) et récemment en studio avec Bonjour Tristesse. Est-ce cette instabilité de line-up qui a fait que la genèse de Grenzgænger a pris un certain temps, peut-être, mais bon, l’attente est enfin terminée et Agrypnie est attendu au tournant. Mais on lui fait tout de même confiance…
Les choses vont-elles changer, sachant que Agrypnie restait aussi sur un Ætas Cineris plus atmo que jamais, tempérant l’efficacité de 16[485] ? Il convient d’analyser ça par étapes. Prenons alors les choses dans l’ordre, et remontons à la toute première approche que l’on peut avoir de Grenzgænger, laissant de côté le premier single dévoilé "Die Längste Nacht". L’ouverture de ce 5ème opus sur "Auferstehung" est donc surprenante à plusieurs titres. Après un court début ambiant, on remarque d’emblée une production un peu plus rêche et rustre que pour les deux précédents albums. Le chant de Torsten est aussi un peu plus raw, plus éraillé que d’habitude. On a même l’impression que ça sonne un peu démo. Fichtre, Agrypnie serait-il de retour avec un album bâclé, pas fini, fait à la va-vite et raté ? Non, mais il faut vraiment laisser passer un petit temps d’adaptation. Car l’excellence dans le fond comme dans la forme de 16[485] et Ætas Cineris reste tout de même dans notre esprit. Mais non, Agrypnie ne faiblit pas vraiment, même si le premier bilan de Grenzgænger montre qu’il sera dur d’égaler les opus passés. Effectivement, la production d’ensemble est un peu plus abrasive, mais loin d’être pourrie pour le genre, au contraire même. Effectivement, le chant de Torsten est moins marquant, mais on va peu à peu voir réapparaître des lignes et un ton typique et surtout, Torsten va se faire accompagner et cela va sensiblement enrichir Grenzgænger. On va donc malgré tout retrouver tout ce qui fait le charme d’Agrypnie, et ce 5ème album va vite dévoiler toute sa matière et ses ressources, et la relative « déception » ne sera là que le temps d’une première écoute qui, de toute façon, ne se fait jamais dans des conditions idéales ni dans le bon contexte. "Auferstehung" présente donc déjà des éléments typiques, avec un bon équilibre blasts/trémolos/leads, puis des breaks rythmiques bien sentis et toujours cette science de l’atmosphère à la fois lumineuse et nocturnale, si chère aux formations atmosphériques allemandes. Un grand départ peut-être un peu long (12 minutes !) mais voilà, Agrypnie est de retour, et c’est déjà une bonne nouvelle.
Le groupe embraye d’ailleurs sur un "In die Tiefe" plus atmo, et l’on y retrouve un Agrypnie classique, mais le Agrypnie le plus épique et le plus enivrant. Torsten est finalement en grande forme une fois de plus, peut-être qu’il ne surprend pas vraiment et on le retrouve dans un terrain sur lequel on l’attendait, mais rien pour l’instant ne fait honte à 16[485] et Ætas Cineris une fois qu’on s’est habitué au spectre vocal et sonore de ce nouveau disque. De toute façon, c’est après que Grenzgænger va vraiment se lancer et essayer de surprendre, et se montrer d’ailleurs plus ambitieux et varié qu’il n’y paraît. Dès "Aus Zeit Erhebt Sich Ewigkeit", qui présente une grosse particularité, qui est que Jochen « Eviga » Stock (Dornenreich, Angizia, Empyrium) en a écrit les paroles… et les chante lui-même. Ce morceau, plus dépouillé à sa manière, plus lancinant et même un peu introspectif, est donc plus original tout en conservant toutes les composantes de l’art d’Agrypnie (avec ici le retour de superbes mélodies), mais avec une interprétation et un regard différents. Torsten est donc presque seul, mais invite des amis qui vont apporter une plus-value significative à Grenzgænger et au registre d’Agrypnie en général. Sur "Nychthemeron", on retrouvera donc Marta de Todtgelichter pour des vocaux agressifs accompagnant les breaks, ce qui sera d’ailleurs un des moments forts de l’album. Cette pièce centrale du disque est d’ailleurs très remarquable, très complète car plus rythmée mais toujours très mélodique et aérée. Les enchaînements sont parfaits et ce morceau fleuve (13 minutes) est absolument passionnant, se finissant entre passages ambiants et trémolos hyper épiques, alors que Torsten retrouve la voix qui faisait le charme des précédents albums d’Agrypnie. Qui enchaîne cette pièce raffinée sur un véritable tube, le morceau-titre de l’album, blindé d’excellents riffs rythmés et d’envolées mélodiques ultimes. On pouvait douter pour plein de raisons jusqu’aux premières approches de l’album, mais cette fois-ci c’est sûr, Agrypnie est toujours là et en pleine possession de ses moyens.
La dernière partie de l’album, très accrocheuse, va donc finir de faire le tour de tout ce que Agrypnie est capable de faire, avec inspiration et une application sans faille. "Die Waisen des Dadalos" est un des morceaux les plus mélodiques de l’album, partant dans de beaux breaks aériens et retrouvant des passages ultra épiques à chant déchirant qui faisaient le sel d’Ætas Cineris, tout en proposant une palette complète avec quelques riffs très dynamiques. Des riffs couillus et rythmés que l’on retrouve sur le plus direct "Die Längste Nacht", qui est encore relevé par un invité au chant, de marque aussi vu qu’il s’agit de J.J. de Harakiri For The Sky. Et c’est encore un hit que nous délivre Agrypnie, même si paradoxalement ou pas en réalité, ce morceau ressemble parfois plus… à du Harakiri For The Sky. Où l’on retrouve malgré tout un apparat typique d’Agrypnie que sont ces moments résolument épiques. C’est d’ailleurs dans cette coloration épique que se termine Grenzgænger avec "Zu Grabe", final très émotionnel avec des mélodies lumineuses touchantes, mais aussi et histoire de faire une dernière fois le tour du propriétaire, quelques riffs accrocheurs à nouveau irrésistibles. Et voilà comment au bout du compte, nous avons encore affaire à un grand album pour Agrypnie, qui mine de rien fait presque office de chaînon manquant entre 16[485] et d’Ætas Cineris en faisant une revue complète de l’art de la formation jusqu’ici, entre Black mélodique mordant et aspirations épico-atmosphériques de haute volée comme à l’accoutumée. Et Grenzgænger se permet même donc de monter encore d’un cran dans l’ambition avec l’apport des guests qui apportent des soupçons d’originalité qui font une sacrée différence quand c’est nécessaire. Certes, sans ça, il n’y a rien de surprenant dans Grenzgænger, qui manque peut-être de prise de risque, et est un peu desservi par une légère régression dans le son, même si plus rien n’est choquant une fois plongé dans l’œuvre. Le seul vrai défaut de Grenzgænger serait donc presque qu’il passe après les chefs-d’œuvre qu’étaient 16[485] et Ætas Cineris. Mais pour le reste, Grenzgænger est un grand album de Black atmo allemand, avec des tubes du genre, des riffs et mélodies inoubliables et des moments atmosphériques fantastiques. Et c’est ce qu’on pouvait attendre d’Agrypnie après 5 ans d’absence, la formation est en forme et ça fait grandement plaisir, Torsten se fait plaisir sans se réinventer encore, et Grenzgænger se pose finalement comme un des « retours » les plus satisfaisants de 2018.
Tracklist de Grenzgænger :
1. Auferstehung (11:58)
2. In die Tiefe (7:58)
3. Aus Zeit Erhebt Sich Ewigkeit (7:02)
4. Nychthemeron (13:04)
5. Grenzgænger (7:33)
6. Die Waisen des Daidalos (8:16)
7. Die Längste Nacht (6:49)
8. Zu Grabe (7:38)