"On est tous le boomer de quelqu'un d'autre."
Si l’incursion de personnalités du monde du cinéma et de la télévision dans le metal n’a pas souvent été couronnée de succès (et c’est le moins qu’on puisse dire), on attend toujours la bonne surprise, au moins par curiosité. Cette fois-ci, il ne sera pas question d’un acteur bien connu comme Christopher Lee, mais d’un personnage de l’ombre. A savoir le compositeur Bear McCreary, dont le catalogue est tout de même relativement impressionnant. Ayant été révélé au début des années 2000 par Battlestar Galactica et son générique cultissime, l’Américain a ensuite enchaîné les grosses productions, que ce soit pour le cinéma, la télévision, et même les jeux vidéo : Black Sails, Outlander, Agents of SHIELD, 10 Cloverfield Lane, The Walking Dead, God of War, Godzilla 2, Call of Duty : Vanguard, Foundation… et The Rings of Power tout récemment, entre (beaucoup) d’autres. Nominé pour une quantité faramineuse de récompenses jusqu’aux Grammy Awards (avec bien sûr quelques trophées reçus, notamment pour ses travaux sur God of War), Bear McCreary est une pointure en son domaine, capable de composer des soundtracks allant du registre folk-épique au plus futuriste, et avoir son nom au générique est un signe que la musique sera passionnante. Alors quand le personnage annonce faire un album « solo » détaché de toute œuvre portée sur écran, on s’y intéresse de près. Arrivera donc, de manière étonnamment confidentielle tout du moins en Europe (sorti sur le propre label du compositeur), ce double album qu’est The Singularity. Concept-album - d’ailleurs accompagné d’une « graphic novel » - développé par McCreary depuis bien des années, cette production nous intéresse plus particulièrement vu qu’elle est présentée comme un opéra rock… voire même metal. McCreary n’a jamais caché s’intéresser au registre personnellement et on salive de voir ce que le compositeur américain reconnu dans le milieu va pouvoir apporter à notre petit monde du metal (ou du « rock métal » pour faire comme les magazines généralistes).
Avant de développer ce que The Singularity va nous proposer d’un point de vue purement musical, intéressons-nous à la liste des invités. Car Bear McCreary a su par ses réseaux attirer bon nombre de noms assez prestigieux. Pour le line-up de base (outre Bear McCreary qui tient aussi la guitare lui-même), on notera déjà la présence de Gene Hoglan à la batterie et de Buck Dharma (guitariste de Blue Öyster Cult). Slash, Joe Satriani, Scott Ian, Kim Thayil (Soundgarden) et Ben Weinman (The Dillinger Escape Plan) viendront aussi pointer le bout de leurs manches. Et pour ce qui est des vocalistes… si Brendan McCreary, qui n’est d’autre que le frère de Bear, se chargera de la plupart des parties de chant dans un registre hard/heavy, on retrouvera notamment Serj Tankian (System Of A Down), Jens Kidman (Meshuggah), Corey Taylor (Slipknot), Eivør… pour ce qui est du registre qui nous intéresse car de nombreux invités issus d’autres domaines ou qui ont collaboré avec McCreary pour ses soundtracks sont également présents. Et ce n’est pas tout… des acteurs ont été conviés pour poser quelques éléments de narration et c’est ainsi que sur les interludes de The Singularity nous pourrons entendre Lee Pace (Le Hobbit, Les Gardiens de la Galaxie, Foundation), Ryan Hurst (Sons of Anarchy) et Danai Gurira (Black Panther). C’est un beau programme et du haut de ses 102 minutes, The Singularity a des choses à raconter, et c’est un véritable voyage que va nous proposer Bear McCreary. Car si la base est un metal accessible au penchant hard/heavy (on est quand même un petit plus metal que rock dans l’ensemble, même s’il sera difficile pour nous de parler de « prog »), The Singularity va bien évidemment réserver son lot d’orchestrations et de passages sympho tout autant qu’il va s’aventurer vers des contrées folk, le registre habituel de Bear McCreary étant finalement assez couvert, à l’exception du côté plus futuriste des compositions d’un Agents of SHIELD par exemple. Bear McCreary irait donc limite plus chasser sur les terres d’un Ayreon dans une version plus « FM » que d’un opéra rock de base, c’est rafraîchissant et intéressant pour les metalleux bien bas du front que nous sommes. Reste à voir la qualité du résultat final… mais devons-nous douter d’un passionné récompensé comme Bear McCreary ?
Si l’« Overture » très blockbusterienne donne le ton, The Singularity se pare néanmoins pour moi d’un faux départ avec « Incinerator », peut-être un peu trop chaotique et porté par un Serj Tankian dont je trouve toujours que les meilleures années sont derrière lui. On découvre aussi la production sonore de The Singularity et le moins qu’on puisse dire, c’est que Bear McCreary habitué des grosses productions (dans tous les sens du terme) a mis la gomme, le son est très puissant, presque même fort, et il faudra donc apprécier ce grain très bombastic des guitares (alors que la batterie reste bien équilibrée dans le mix). Le vrai départ se fait pour moi avec « Event at the Horizon », avec des premières touches folk mais surtout un registre assez heavy et frontal, porté par la chanteuse We Are Pigs qui apporte déjà une touche d’originalité. C’est ce registre tout de même heavy qui va enjailler une bonne partie de The Singularity, notamment grâce à l’apport du chant classique mais accrocheur de Brandon McCreary, que l’on découvre dès le très efficace et entraînant « Redshift » - avec ses touches électro rétro pour le petit plus. Ce style de morceaux, naviguant entre du heavy dynamique et du hard/heavy légèrement plus « FM », va donc se tirer la part du lion, avec plus ou moins de réussite. Moins pour certaines pistes un peu plus en-dessous (« Midnight Sun » malgré son côté fédérateur et son côté rock-folk, « Rage Child » avec un refrain assez fade malgré les bonnes percussions, le très FM « Syzygy »), plus pour d’autres qui seront vraiment tubesques (« The Automaton’s Heart » plus posé mais aux sonorités originales, l’excellent « Tatarigami » avec ses percussions et ses chants de gorge, le simple et efficace « Last Stop »). Mais tout « opera metal » qu’il est et vu le background de McCreary, The Singularity va forcément baigner significativement dans le sympho/épique. Dans ce registre se distinguent le plus posé « Type III », le plus atmo et peu metal « Antikythera Mechanism », « The Last of the Old Gods » et son chant « viking » ; ou même « Leviathan » qui joue bien la fusion sympho / metal direct avec la contribution de Corey Taylor.
Mais, encore une fois, ce n’est pas tout et ce sont les dernières influences de Bear McCreary qui vont élargir le spectre de The Singularity et en faire un album plein de richesses. Si un « Industrial Revolution », classique au premier abord, se distingue par l’incursion de sonorités folk originales ; ces dernières vont exploser sur l’incroyable « Exiles », sorte d’hymne celtique doublé d’un hommage aux racines écossaises avec un chant assez rappé très singulier assuré par Griogair Labhruidh (qui avait travaillé avec McCreary sur Outlander) et qui se pose rapidement comme le banger de l’album. Et toujours dans un esprit folk, l’autre pépite de The Singularity sera « Rallying Cry », incroyable partition entraînante et incantatoire portée par Eivør. Et toujours dans la singularité, Bear McCreary s’autorisera même un grand pont inattendu en faisant suivre « Roko’s Basilisk », morceau metal bien lourd et monumental porté par Jens Kidman, par « First Day Out », morceau de… rap sombre et orchestral interprété par Mega Ran. Il fallait oser et cela démontre aussi qu’avec un album plus personnel comme The Singularity, Bear McCreary peut tout se permettre. Tellement personnel que figure ici « Escape from the Machines », un instrumental qui a été composé par Bear… alors qu’il n’était âgé que de 15 ans. Et quand ce sont Slash et Satriani qui viennent poser leurs solos là-dessus, cela démontre le talent et l’aboutissement de l’art de Bear McCreary. Même s’il semble paradoxalement et assez insolemment sans prétention, The Singularity se termine quand même dans une certaine ambition musicale, avec les presque 11 minutes de « The End of Tomorrow », certes un peu longues mais l’attente est récompensée par le superbe final qu’est « Tears for the Dead Life », magnifique générique de fin. Pour un album varié et finalement très cohérent quand bien même certains écarts ne plairont pas à tout le monde, même si l’album peut être recommandé à à peu près n’importe qui aimant le rock/metal et la musique de films, ce qui est un tour de force car on sort un peu des sentiers battus des « opera rock ». Avec quelques vrais hits (« Redshift », « Tatarigami », « Exiles », « Roko’s Basilisk », « Rallying Cry ») et malgré quelques passages plus dispensables et baisses de rythme (notamment sur le second disque), The Singularity est une franche réussite. Dommage qu’à part ceux qui suivent les travaux de Bear McCreary de près, il semble être passé un peu inaperçu. Mais avec le savoir-faire de Bear McCreary qui ici se fait vraiment plaisir, cet album à la fois classique et original vaut le détour. Et surtout, le petit monde plus ou moins Hollywoodien nous livre ici une interprétation plus que convaincante d’un registre « metal » avec masse d’invités reconnus comme caution, donc ne boudons pas notre plaisir.
Tracklist de The Singularity :
1. Overture (1:02)
2. Incinerator (3:41)
3. Event at the Horizon (3:28)
4. Redshift (4:07)
5. Type III (5:12)
6. Blue Eyes (1:11)
7. Antikythera Mechanism (4:41)
8. The Automaton’s Heart (4:13)
9. Industrial Revolution (4:07)
10. Tatarigami (3:57)
11. Exiles (4:42)
12. Midnight Sun (3:21)
13. Red Eyes (1:55)
14. Last Stop (3:39)
15. Roko’s Basilisk (4:17)
16. First Day Out (4:52)
17. Rage Child (4:12)
18. Syzygy (3:03)
19. Escape from the Machines (4:03)
20. Rallying Cry (4:31)
21. The Last of the Old Gods (4:49)
22. Leviathan (4:14)
23. Yellow Eyes (1:37)
24. The End of Tomorrow (10:50)
25. Tears for the Dead Life (6:23)