M'étant abîmé avec toute l'apnée et la rigueur nécessaire dans le macrocosme drone, ma perception de l'écoute s'est heurtée à deux tendances, deux dynamiques, qui, si elles m'apparaissaient contradictoires, illustrent en fait parfaitement le fond d'un genre que l'on qualifie, de façon parfaitement incorrecte selon moi, de minimaliste. Une première impulsion – celle des pionnières Eliane Radigue, Pauline Oliveros, d'un drone académique, stricto sensu – à une immanence musicale que je qualifierais de stasique, convergeant vers cette sorte de non-lieu – cette caractéristique "composition spectrale" - une forme d'îlot, d'hétérotopie musicale où toutes mes conceptions préalables s'évanouissent tacitement dès la première seconde de lecture, dès la première aspiration de cette abstraction musicale dont les harmoniques semblent comme se fondre en elles-même, en un éther lysé, noyé.
Le "genre" se diluant, notamment autour des expérimentations noise que connaît le rock avant-gardiste dans les années 90s, pour aboutir conceptuellement comme commercialement avec Earth puis Sunn O))), c'est naturellement en une seconde tendance que le drone, selon moi, se décline, en une forme de sensibilité hypertrophiée, minimaliste de forme mais maximaliste de fond, semblant comme se débarasser de l'exuvie des dogmes qu'il embrasse pour en intensifier la portée, le sens, semblant désagréger la chair axiomatique des genres pour en fait les recalibrer, les ensemencer d'un noyau nouveau, vecteur d'une intention et d'une profondeur inédite. Une seconde tendance où "le son prend possession de l'espace et des corps qui vibrent", et où "l'expérience devient physique" selon l'écrivain Christophe Levaux ; une expérience puissamment sensitive, somatique, qui acquérerait même une dimension ordalique dans la confrontation corporelle aux amplificateurs, plaçant dès lors le genre dans un dialogue fécond avec l'absolu, le sacré, le Sublime.
Big | Brave s'est naturellement imposé dans cette seconde catégorie, celle d'un intense rapport aux corps et à leur physicalité, en une hyperesthésie que l'on sent éprouvante ; un exercice funambuliste, comme un souffle d'élation pur se heurtant douloureusement à la chair, l'impossibilité de l'envol sans la chute. Alors les guitares dronologiques de A Gaze Among Them deviennent pur exercice de pesanteur, comme assujetties aux émotionsviolentes, corporelles, de Robin Wattie. Une violence théâtralisée, sublimée ; un jaillissement charnel terrible, devenant le motif-clef de la toile. Un motif carné mais abstrait pourtant, comme vibratoire, résonnant de milles sensations irisées. Et puis le retour brutal aux forces de l'attraction, la chute, martelée mais n'atteignant jamais ces couches de larsens ; s'y frottant plutôt, comme pour densifier cet art sensualiste qui est celui de Big | Brave.
Holding Pattern éclot et découvre ce territoire nouveau, cette portée recalibrée : une musique de géométrisation de l'espace, profondément impressionniste, dont les seules lignes verticales porteraient l'entière expression, À la démesure arythmique et statique du drone se supplante une intensité formidable, un flot de vie irascible qui dilate le mouvement pour mieux le souligner, lui faire prendre corps. L'approche cellulaire et topologique fait place aux harmoniques palpables, à une organicité totale qui s'agrège plus qu'elle ne se décompose ; les textures deviennent rugueuses, inflammables et volatiles ; le modelé s'incarne, vigoureux et intraitable, dans une combustion permanente des sens.
Et une voix. Une voix comme spectre coloris, spectre dansant, labile et multiforme, épousant les tracés. Une voix spectrale garante pourtant d'une valeur de carnation ; membre manquant, membre fantôme dont l'absence induit paradoxalement comme une sensitivité supplémentaire, une impression volatile, une illusion violente. Si Ardour embrassait le tout, A Gaze Among Them l'embrase, en un vitalisme foudroyant, dilatant illusoirement le mouvement dans un néant qui lui échappe ; des empreintes colorées qui s'évanouiront, des sensations sujettes à l'entropie. Pourtant, invariablement, c'est ce saut que l'on retiendra. Car ce saut est résolu, ce saut est héroïque. Et la chute est grande. La chute est brave.
Tracklist :
1. Muted Shifting of Space
2. Holding Pattern
3. Body Individual
4. This Deafening Verity
5. Sibling