Parcourant les archives du webzine, je me suis senti comme chargé d’une mission divine, celle de devoir compléter nos pages avec certains classiques du genre n’ayant pas eu la grâce des précédents chroniqueurs. A l’instar de beaucoup d’albums « cultes », Take as Needed for Pain n’a pas joui à sa sortie des expansives louanges qui lui sont chantées aujourd’hui. Comme le Crossover et à peu près à la même période mais avec un propos complètement antithétique, Eyehategod était trop Metal pour les keupons et trop Punk pour les Metalheads. Afin de remettre tout cela dans le contexte, un an avant la sortie de TANFP, voyait le jour Images and Words de Dream Theater. Vous imaginez le grand-écart stylistique entre les deux ?
Malgré tout, les Louisianais ont frappé fort en sortant ce nouvel opus chez, le relativement gros label londonien, Century Media en 1993. Il faut dire que le groupe possède un supporter de taille en la personne de Phil Anselmo qui défonçait tout à cette époque avec Pantera. Il n’est pas rare de voir le chanteur arborer sur scène - et encore aujourd’hui – un t-shirt de ses potes de la NOLA. La hype récente autour de toute la scène Stoner/Doom/Sludge a permis de retrouver certains trésors tragiquement enlisés dans la boue (tu l’as ?) tels que Take as Needed for Pain. Une fois de plus, je rejoins l’avis général – et l’avis des principaux intéressés – pour dire que ce deuxième album est le meilleur de leur discographie.
Je me suis interdit avant l’écriture de cette chronique d’employer le mot « tube » pour désigner les brûlots de haine et de groove envoyés sur ce skeud. On est quand même ici bien loin de la conception commune que l’on peut se faire d’un hit. Pourtant, le larsen introductif de « Blank » me provoque la même montée d’adrénaline que le quadragénaire lambda mettant un « Démons de minuit » un jour de l’an.
Même si j’éprouve une certaine tendresse envers le maladroit In the Name of Suffering, la production plus aboutie de TANFP rend les compositions plus marquantes, dans tous les sens du terme. Les riffs sont plus mémorisables et surtout beaucoup plus audibles et punitifs que sur le précédent. Ne vous méprenez pas pour autant, on reste dans le registre du cradingue. La basse de Mark Schultz est omnipotente et nous apporte un brin de chaleur et de réconfort. La guitare du sympathique Jimmy Bower est accordée tellement bas qu’elle se confond parfois avec sa congénère à quatre cordes. Heureusement que Mike « IX » Williams est là pour gueuler sa colère envers la terre entière sinon le « hate » d’Eyehategod aurait semblé un brin anecdotique. Plus punk que les punks eux-mêmes, Mike n’a plus rien à perdre. Il a connu la mendicité, l’héroïne, la taule, la dépression, la maladie, il a perdu ses parents alors qu’il était gosse et s’est même pris un ouragan (Katrina) sur la tronche. J’oublie très certainement d’autres joyeusetés. L’environnement dans lequel on évolue et le parcours de vie façonnent nos opinions, nos manières de penser, d’agir… Autant dire que le chanteur d’Eyehategod n’a pas une haute estime de l’humanité et peine à croire que la vie est une bénédiction. Pour notre plus grand plaisir - il doit s’en foutre de notre plaisir en réalité - le gars éructe des paroles incompréhensibles entre deux glaires crachées au sol. La misère sociale, les maladies infectieuses, la religion, la bassesse humaine, l’inceste… sont autant de thèmes exploitables pour avoir des inflammations du larynx. Ces sujets apparaissent de façon vraiment floue dans les lyrics. Je n’ai aucune idée sur le caractère volontaire ou non de la démarche. Cependant, le côté cryptique des paroles, cette pochette composée de collage de diverses saloperies, les clips, la dégaine hasardeuse des musiciens… créent un réel sentiment de confusion. Le genre de perte de repères que l’on peut ressentir sous l’emprise de drogues, j’imagine. Pour conclure sur le chant, j’ai pris une claque monumentale la première fois que j’ai entendu celui de Mike IX. L’impulsivité et la sauvagerie de ses cris sont un atout certain pour le groupe. Ecoutez donc « Who Gave her the Roses » pour vous en convaincre.
Bien heureusement, je n’écoute pas Eyehategod que pour l’amour du vice et de la dépravation. Musicalement, Jimmy Bower - à défaut d’être un super guitariste – a un doctorat en science du riff lourdingue et entêtant. TANFP est bourré des meilleurs d’entre eux. Je ne peux pas vous en faire une sélection car l’album est un réel best-of de la carrière du groupe. Tous les morceaux sont remarquables. Bien-sûr on pense à « Blank », « Shop Lift » et « Sisterfucker » qui composent la plupart des setlists du groupe. J’ai personnellement un petit faible pour « $30 » et son accélération complètement frénétique. Les musiciens sont des as pour composer des phrases rythmiques irrésistiblement groovy et presque sautillantes pour certaines à l’image du morceau « Take as Needed for Pain ». Plus que cela, ce sont des véritables génies (surtout Jimmy Bower) dans les enchaînements. Il va avoir la lucidité de ralentir le tempo (« Shoplift ») ou de l’accélérer, de trouver un break qui va clouer tout le monde au sol… Le guitariste a le don pour créer du caviar avec trois fois rien (une gamme blues, un powerchord basique joué par-ci avec sa guitare accordée deux tons en dessous, un larsen posé astucieusement par-là…). La première fois que j’ai vu le groupe en concert, un homme bien ivre m’a fait part de son analyse éclairée. Il m’a dit en souriant : « Ah les connards, ils mettent des pièges dans leur musique ! ». Il avait tout à fait raison. Eyehategod prend par surprise. Les musiciens sont capables de se la jouer Black Sabbath puis de lâcher les cheveux façon punk de manière impromptue : « Kill your Boss ». TANFP regorge de « traquenards » rondement ficelés de la sorte et je vous conseille chaudement son écoute.
J’affectionne particulièrement chez ces Américains leur capacité à ingurgiter une tonne d’influences allant du Doom de Trouble au Hardcore de Discharge et d’en ressortir quelque-chose d’encore plus jusqu’au-boutiste. Ma vénération pour Henry Rollins est grande mais le chant de Black Flag n’a jamais été aussi sauvage que celui d’Eyehategod. J’adore évidemment les groupes de Doom des 80’s mais les Louisianais ont plus de riffs épais et fameux que toutes ces formations. On pourrait croire que le groupe est un simple patchwork d’influences mais ce serait faire fausse route. Il y a une vraie singularité dans leur son. Le Blues d’Howlin’ Wolf et de Muddy Waters est intrinsèquement lié à la ville de Chicago. Le rap de Nas ne serait également pas grand-chose sans New York. De la même façon, la musique de nos Américains pue le bayou louisianais et les poissons qui rôtissent sur le barbeuc’. Vous l’aurez compris, cette formation a été une vraie révélation pour moi. Le genre de coup de foudre immédiat et non-anticipé.
Pour que l’amour soit véritablement profond il manque parfois ce « p’tit truc ». Pléthore de groupes ou d’albums sont excellents à mes oreilles mais ils n'ont pas l’élément qui fait scintiller les yeux. Promis je n’ai rien pris d’illégal avant d’écrire cette chronique mais Eyehategod possède une sorte de beauté intérieure, difficilement accessible. L’agressivité et la misanthropique ambiante de TANFP n’est qu’un leurre. Je vois dans ce groupe et dans cet album un espèce d’éclat sublime jaillir. Pour vous le décrire, j’aimerais me lancer dans une analogie aventureuse. Vous voyez ce SDF un peu puant qui vous regarde avec ses yeux profonds et humides ? Quelque-chose de beau émane de lui malgré les stigmates de la pauvreté et de l’alcool. La musique d’Eyehategod est l’incarnation de cet homme.
Tracklist :
1. Blank
2. Sisterfucker (pt. 1)
3. Shoplift
4. White Nigger
5. 30$ Bag
6. Disturbance
7. Take as Needed for Pain
8. Sisterfucker (pt. 2)
9. Crimes against Skin
10. Kill your Boss
11. Who Gave her the Roses
12. Laugh it off