Le Max de l'ombre. 29 ans. Rédacteur en chef de Horns Up (2015-2020) / Fondateur de Heavy / Thrash Nostalmania (2013)
On n’a pas vraiment l’habitude de vous parler de Noise, de Death Industrial ou de Power Electronics dans nos colonnes et j’avoue vouloir m’y atteler tant ces territoires musicaux me séduisent de plus en plus et sont encore méconnus ou trop mal compris. Et je ne parle pas d’une fascination passagère, car j’y retrouve vraiment des sensations que j’ai parfois du mal à retrouver ailleurs, même dans le Black Metal le plus raw, déviantes et malsaines (sur le fond et sur la forme). Ce voile de mystère aussi qui entoure certains projets aux thèmes qui sentent parfois le soufre et peuvent susciter la répulsion, l’incompréhension la plus totale jusqu'à la censure au lieu de la réflexion. Un art qui dérange est un art qui doit faire réfléchir. Après tout, c’est une vision de la musique que je revendique car n’ai jamais voulu la considérer comme un simple divertissement, mais comme quelque chose qui doit implique l’auditeur, aussi bien mentalement que physiquement. Toutes les musiques ne s’y prêtent pas forcément, mais si je prends l’exemple de la danse, c’est clairement une forme d’implication physique. On peut donc voir ça chacun à sa façon mais je parle d'un rapport plus poussé et dès qu’on s’aventure dans les contrées expérimentales, il ne s’agit pas d’être un spectateur passif ou pire un zappeur compulsif qui n’a jamais le temps d’apprécier une œuvre dans son entièreté et se permet de la juger. C’est plus profond que ça, plus profond qu'un "j'aime ou j'aime pas" et ne me parlez pas pour autant d’élitisme. La musique ça reste 99,8 % de ressenti.
Ces dernières années, des artistes baignant dans cet univers comme Lingua Ignota et Puce Mary se font progressivement un peu plus connaître du grand public, mais il faut aussi que je vous parle de Margaret Chardiet, derrière le projet Pharmakon depuis 2009. Elle qui est tombée dans le chaudron de la musique expérimentale à ses 17 printemps a façonné à travers les années une œuvre musicale puissante et dérangeante, voire malaisante, surtout en live où elle donne de sa personne jusqu’à l’excès et plus particulièrement comme si elle ne pouvait accepter aucune forme de compromission. Ce qui est très révélateur car ce n'est pas simplement un choix artistique...
Margaret Chardiet est Pharmakon, Pharmakon est Margaret Chardiet. Pour comprendre ce lien intime entre ce projet et sa personne, il faut jeter un œil sur les pochettes : les asticots qu'on imagine grouiller sur ses jambes et son entrejambe sur la pochette de son premier opus Abandon en 2013. Les organes d'animaux morts disposés sur son corps façon plateau de boucherie pour Bestial Burden en 2014 et ces mains baladeuses et gluantes sur son visage pour Contact en 2017. Une iconographie forte, choquante et repoussante il faut bien l'admettre, qui ne peut laisser personne indifférent mais qui témoigne de son vécu, de ses pulsions et de ses angoisses.
Les pochettes en disent long sur le contenu et ce n’est jamais gratuit et hasardeux chez Pharmakon. Celle de Devour (réalisée par Caroline Schub) qui la met en scène en train de dévorer ce qui semble être un moulage en plâtre de son propre visage nous invite au sujet principal de ce nouvel album : l’auto-cannibalisme et à travers cela l'allégorie de la nature autodestructrice de l'homme (sic). Comme une sorte de manifeste, la New-Yorkaise nous explique que "cet album est dédié à toutes les personnes perdues dans leur propre effondrement, toutes celles qui ont été institutionnalisées ; que ce soit en prison, établissement psychiatrique, ou centre de désintoxication. Je l’ai fait pour toutes ces personnes ostracisées et isolées par un tout qui les broie vivantes dans un système de castes auto-cannibales. Ici, où les martyrs, esclaves, et boucs émissaires ne sont pas éradiqués, mais simplement nommés autrement (...) Etre bien adapté dans ce système, c'est être inconscient et insensible. Ceci est pour le reste d'entre nous, qui comprenons que le chaos, la folie, la douleur et même l'autodestruction sont des réponses naturelles et inévitables à un monde injuste et dégoûtant issu de notre propre fabrication". Une métaphore assez grave qui donne le ton de l'album.
Après un Contact plus introspectif, Devour se révèle comme beaucoup plus torturé et mécanique avec les hurlements distordus de Chardiet qui rendent l'ensemble effrayant. Elle hurle comme pour se vider de sa souffrance et vicieusement nous y faire participer, et ça sonne tellement réel. Ce mal-être me prend vraiment aux tripes et je peux comprendre que ce qu'on qualifie ici de Death industrial rebute, ça grésille, ça craque et ça siffle à tout-va. On a l'impression d'une scie électrique qui ne s'arrête jamais pour nous transpercer atrocement au final (Spit It Out) mais c'est le but et il faut mettre de coté ses standards habituels, vivre l'album - que je recommande fortement d'écouter d'une traite - comme une expérience à part. Pas un moment d'évasion doux et agréable, c'est certain, mais une plongée dans la terreur et le tourment. De quoi remuer des choses en soi, se questionner aussi. On ne peut s'empêcher de ressentir une intensité graduelle à l'écoute de Devour. Une tension permanente traverse l'album et le sentiment de terreur est retranscrit par ces sons abrasifs et incommodants qui s'intensifient ci et là donnant parfois un sentiment de confusion et de chaos. Ce n'est pas non plus bordélique et sans une espèce d'architecture derrière, l'album s'articule en effet autour de cinq étapes sur le deuil : le déni, la colère, la dépression et l'acceptation. Ce qui donne un opus évolutif mais entièrement cohérent et captivant par ce qu'il dégage. Il y a tout un ensemble en ébullition qui arrive à fusionner : le coté bruitiste, les hurlements, les voix et la narration aussi. Les monologues de Chardiet ressortent plus menaçants que jamais et je trouve que le rendu de sa voix est incroyable sur cet album, elle semble tout donner et vomir son dégoût, le ravaler et le recracher aussitôt. J'ai rarement entendu autant de démence et un certain malaise quand elle reprend une voix un peu plus normale, mais jamais rassurante. Et autant le dire, il n'y a rien de rassurant dans cet album. Juste des phases qui se succèdent dans une cacophonie permanente.
Ce qui me plait beaucoup avec Pharmakon, c'est que chaque album est différent et même complémentaire. Avec Devour, elle livre son oeuvre la plus intense et cathartique. Oui, absolument cathartique car écouter un tel album ce n'est pas s'infliger une punition, c'est se libérer. En évacuant ses angoisses les plus profondes, elle nous invite à faire pareil et à briser nos chaînes mentales. À réfléchir sur cette allégorie de l'auto-cannibalisme dans notre société actuelle. Du point de vue purement musical (à considérer que c'est plus que ça justement), ce n'est inévitablement pas fait pour toutes les oreilles et ça ne s'apprivoise pas vraiment mais si vous voulez vous confronter à des formes musicales extrêmes, la discographie de Pharmakon pourrait être un portail vers le Death industrial et devenir une addiction. Bonne ou mauvaise, je ne sais pas au final. La question n'est pas de jouer à se faire peur (ou alors passez votre chemin). Comme je l'écrivais en préambule, ce genre d'art doit nous impliquer (et écrire dessus m'implique à passer pour un taré), et nous ne sommes pas tous égaux face à cela.
Tracklist:
1. Homeostasis
2. Spit It Out
3. Self-Regulating System
4. Deprivation
5. Pristine Panic / Cheek by Jowl