"On est tous le boomer de quelqu'un d'autre."
Lunar Aurora a cessé d’exister en 2012 après la sortie de Hoagascht, pour ce qui sera la seconde et définitive séparation de l’emblématique groupe de Black-Metal allemand, laissant derrière lui une belle carrière fournie qui aura accouché de nombre d’albums différents et passionnants (Weltengänger, Of Stargates And Bloodstained Celestial Spheres, Zyklus, Mond, Andacht… pour ne citer que ceux-là), avec un touché plutôt personnel, très nocturnal. Un vide est laissé, la relève n’est pas (encore) là et la formation n’aura peut-être jamais d’équivalent. Mais les membres passés par Lunar Aurora n’ont pas l’intention de rester inactifs, bien au contraire. Malgré tout, Trist, l’autre groupe d’Aran (vocaliste et multi-instrumentiste), a lui aussi cessé d’exister, laissant également derrière lui d’excellents albums (Hin-Fort, Willenskraft) dans son style plus ambiant et toujours aussi lunaire. Que nous reste-t-il alors de l’héritage de Lunar Aurora ? Une toute nouvelle formation, Bald Anders. Qui regroupe notamment les deux frères König, Benjamin alias Aran, et Christopher alias Sindar, qui lui avait participé à la quasi-intégralité de la discographie de Lunar Aurora (en tant que bassiste, vocaliste et claviériste) excepté… le tout premier (Weltengänger) et le tout dernier (Hoagascht) album. Et tandis qu’Aran produisait la dernière sortie de Lunar Aurora, son frère avait lui monté un autre projet, Kamera Obskur, avec notamment l’aide de Bernhard Klepper qui fut batteur de Lunar Aurora sur Of Stargates And Bloodstained Celestial Spheres en 1999, du chanteur de Grabnebelfürsten ainsi que de l’illustre Marcel Breuer, guitariste emblématique de Nocte Obducta. Un projet plutôt expérimental, qui prenait pour base le Black atmosphérique allemand bien évidemment, mais s’en éloignait pour proposer sa propre mixture étrange. Kamera Obskur n’existant a priori plus non plus, on serait presque tenté de croire que Bald Anders va lui succéder (surtout que l’on retrouve un emblème en commun, le hibou). Car le cheminement reste le même, des bases Black-Metal connues, mais un éloignement certain du genre pour se diriger vers une musique plus Rock que Metal, et plus expérimentale, plus bizarre même, à l’image de l’unique album très réussi de Kamera Obskur, Bildfänger (2011). Car c’est sûr, avec Bald Anders, Benjamin et Constantin font ce qu’ils veulent, sans étiquette particulière.
Bald Anders, formé en 2014, voit donc le jour en 2017 avec Sammler, un premier full-length sorti par la petite et étrange structure Trollmusic. Et le groupe, complété par le batteur Clemens Werner et le chanteur Izzy Wiggum, se distingue déjà clairement de Lunar Aurora. On entend rien là-dedans de ce qu’on connaissait de la part des frères König sur des albums comme Elixir Of Sorrow, Mond, Andacht ou même Hoagascht qui avait conclu la carrière de Lunar Aurora de manière très atmosphérique. Que ça soit au niveau du Black-Metal ou des ambiances. Sammler était donc bien peu Metal voire même pas du tout, et proposait des ambiances autrement plus psychédéliques et expérimentales, nocturnales aussi, mais de manière radicalement différente de Lunar Aurora. En fait, avec son touché un peu perché parfois accompagné d’instrumentations acoustiques (voire d’instruments plus originaux comme du thérémin), Sammler se rapprochait limite plus de certaines œuvres de Nocte Obducta comme Umbriel voire Sequenzen Einer Wanderung (ou encore le projet Dinner Auf Uranos), avec un touché si particulier à la Marcel Breuer qui m’a même fait demander s’il ne participe pas aussi à Bald Anders à ses heures perdues… Et du coup, on se plaçait nettement dans la lignée de l’album de Kamera Obskur (même le chant étant plutôt similaire). Bref, toute cette « scène » se croise et se décroise, s’auto-influence allègrement, mais le principal, c’est que le résultat était réussi, et Sammler était un album assez fantastique, très atmosphérique à sa manière, avec des morceaux formidables comme "Amaryllis", "Safari Outer Space" ou le magnifique "Prof. Wright". Et Bald Anders ne va pas s’arrêter de sitôt vu qu’à peine un an et un mois plus tard, voilà déjà son deuxième full-length, Spiel. Avec un line-up a priori inchangé, cet album conceptualisé sur la notion de jeu (« spiel » en allemand) va montrer un Bald Anders qui va continuer à évoluer au gré de ses humeurs et de ses envies, et va se poser comme une sensation en termes de « Black » allemand le plus expérimental. Lunar Aurora n’est plus, mais sa créativité et son originalité subsistent, sous une forme bien différente.
N’espérez pas, cependant, retrouver cette fois-ci quoi ce soit qui vous évoquera Lunar Aurora même un petit peu, Bald Anders en demeure radicalement éloigné. Et alors que Sammler évoquait à chaque instant le duo Nocte Obducta / Kamera Obskur, Bald Anders va tenter de s’en détacher également et creuser sa personnalité. Spiel va donc déjà se démarquer de son prédécesseur, même si l’on va immédiatement retrouver ce touché psychédélique nocturnal et onirique. Mais les équilibrages, tout du moins, vont changer. C’est ainsi que si Sammler démarrait de manière très stellaire avec le doux "Amaryllis", Spiel va lui débuter directement avec du riff pour "Das Achte Haus". Les guitares se repointent donc d’entrée de jeu, évoquant les morceaux les plus rythmés et plus « Rock » de Sammler comme "Eulenstein" ou "Safari Outer Space". Et sur cette base plus dynamique, Bald Anders cartonne car "Das Achte Haus" est d’emblée un véritable tube, avec des riffs très immédiats et accrocheurs et de belles lignes vocales (pour un joli refrain), en plus d’une ambiance déjà sidérante, sans en faire des tonnes. Bald Anders dévoile donc un visage plus entraînant, plus « Metal » même, oserait-on dire « Black » surtout que les grattes sont tout de même abrasives, avec une production réalisée par un des pontes du Black allemand qu’est Thomas « C.A. » Taube (Odem Arcarum, Ascension, et… Lunar Aurora pour le remastering de certains albums). Cela annonce finalement la couleur de Spiel qui sera plus « Black » que le très atmosphérique Sammler, mais disons du « Black Rock » plutôt que du strict Black-Metal. Les influences et le background sont de toute façon évidents, mais ce qui distingue aussi Bald Anders, c’est son côté résolument psychédélique. Qui s’exprime déjà pour le très mystique single "3 Wünsche", avec un départ très enfumé accompagné d’un chant très possédé, qui aboutit sur un refrain plus dur et limite fédérateur (« Drei wünsche, eins, zwei, drei ! »). Spiel va donc plus loin que Sammler et en livre une version plus crade, toujours perchée voire même plus, mais plus dynamique et plus efficace.
Spiel sera donc l’album de toutes les bizarreries, plus ou moins marquantes, plus ou moins réussies. Il y aura d’abord du plus classique pour "Taugenichts", morceau le plus rugueux de l’album avec un chant plus énervé et saturé, toujours sur cette base semi-acoustique bien abrasive, avec un ensemble toutefois marqué par un break ambiant bien chelou. On arrivera plus tard à l’autre sensation de Spiel qu’est "Le Fuet", morceau hyper-entraînant une nouvelle fois porté par des riffs très mordants mais aussi par une mélodie psychédélique centrale irrésistible, qui nous rappelle la performance similaire d’un "Prof. Wright" mais avec une approche très différente, plus directe et terre-à-terre. Entre temps, c’est la foire aux étrangetés diverses, sortant tout droit de l’imagination débordante des frères König et de leurs camarades de jeu. Izzy Wiggum s’accorde d’ailleurs des variations vocales… étonnantes. "Verhext" démarre de manière classique avec des guitares typiques, mais se laisse ensuite aller à des lignes vocales plus claires et assez particulières, accompagnées par du violon, alors que le tout fait une pause le temps d’un break très intimiste. Bald Anders se fait plus doux, mais d’une manière différente de celle de Sammler, à la Nocte Obducta encore une fois. "Fantasma" est vraiment la piste la plus singulière de l’album, si le riffing est encore classique pour commencer, ce morceau se laisse ensuite aller à des envolées psyché bien étranges, avec un refrain très théâtral et même assez pompeux (dans le bon ou mauvais sens du terme, c’est subjectif), avec un Izzy qui se lâche vraiment dans ce qui pourrait être un hommage au célèbre film « Phantasm » (à moins que ça ne soit… « Fantômas » ?). "Rosenspalier" clôture ce milieu d’album assez original de manière plus désuète, limite déglinguée, avec un psychédélisme à son paroxysme (et un thérémin endiablé), et que dire du chant, dont je vais laisser un peu de surprise… Même s’il reste contrôlé à chaque instant, Spiel fait montre d’un potentiel assez « destroy », et il ne fait nul doute que les frères König se sont fait plaisir, sur les bases de Sammler et sur d’autres influences, pour livrer un album vraiment spécial.
Un album qui se termine sur un très beau morceau plus classiquement atmosphérique et encore très Nocte Obduct-esque, "Pestulon", montrant que Bald Anders se débrouille bien sous toutes les composantes, et sait proposer quelques moments forts avec ici outre un final épique, de belles petites incursions mélodico-stellaires et, surprise, un chant en anglais, tout aussi maîtrisé que le reste. Quoique, ce n’est pas tout à fait fini vu que Bald Anders a ajouté à la fin une dernière facétie, le court "Der Onkel" que je vous laisserai découvrir car moins on en sait sur Spiel, mieux on l’apprécie (ce qui me fait demander pourquoi j’ai pondu un tel pavé…). Alors comme le disait les Neg’ Marrons, « on fait le bilan » de cette deuxième œuvre de Bald Anders qui reste sujette à quelques discussions. La comparaison à Lunar Aurora étant définitivement fortuite, rattachons-nous au rapport avec Sammler. Ceci est une question de goûts personnels, mais je préfère ce précédent opus, qui était vraiment envoûtant de bout en bout. Spiel a tout pour plaire, et ses équilibrages différents avec plus de « Rock/Metal » et moins de trucs strictement atmosphériques font mouche tout en amenant un peu de variété et de renouvellement, un an seulement après son prédécesseur. Mais si certaines pistes cartonnent vraiment en mode « hits » ("Das Achte Haus", "3 Wünsche", "Le Fuet"), le reste de l’album est un peu plus inégal, au rythme des facéties des musiciens et des atermoiements psychédéliques, singuliers ou carrément expérimentaux. Sur la forme et notamment sur ce « riffing » particulier, Spiel est inspiré du début à la fin, mais ses particularités peuvent rebuter et il faut trier le grain de l’ivraie dans les "Verhext", "Fantasma" et "Rosenspalier". C’est le risque avec un album aussi riche et inventif que Spiel, et je trouve quelques trucs moyennement réussis, au gré des écarts de voix d’Izzy et de l’enfumage psychédélique de l’ensemble. Déroutant, Spiel sera difficile à apprécier dans sa globalité, mais du moment qu’on rentre un minimum dans le trip (et qu’on est habitué aux plus fins carcans du Black atmo allemand de manière générale), le plaisir demeure garanti. Il faut bien évidemment jeter une oreille à Sammler si ce n’est déjà fait, mais Spiel demeure très intéressant et presque unique en son genre, et on ne peut que se réjouir que les ex-Lunar Aurora sont toujours actifs (et productifs), même si le registre est assez éloigné et bien plus particulier que les chefs-d’œuvre du Black-Metal allemand d’antan.
Tracklist de Spiel :
1. Das Achte Haus (6:27)
2. 3 Wünsche (5:57)
3. Taugenichts (5:53)
4. Verhext (5:13)
5. Fantasma (5:41)
6. Rosenspalier (5:13)
7. Le Fuet (5:12)
8. Pestulon (6:06)
9. Der Onkel (1:19)