L'autre belge de la rédac'. Passé par Spirit of Metal et Shoot Me Again.
L'attente concernant le prochain album de Tool est telle qu'au fil des années, on en avait presque fini par oublier « l'autre groupe » de Maynard James Keenan : A Perfect Circle. Pour ma part, pas de jaloux : je n'ai jamais été un fan absolu de l'un ou de l'autre, même si 10.000 Days et Lateralus font probablement partie des oeuvres les plus novatrices et personnelles que j'ai pu entendre au sein de cette scène aux contours si flous qu'est la scène « progressive ». A Perfect Circle, de son côté, m'a toujours laissé froid, comme un sacré paquet de ces groupes américains à la mode dans les années 2000 regroupés au sein d'une appellation encore plus floue – l'horrible terme « alternatif ».
Bon, vous dites-vous à ce stade, il est bien drôle l'autre gugusse, mais pourquoi nous parler du dernier A Perfect Circle s'il s'en tape ? Hé bien parce qu'Eat The Elephant s'avère une claque d'autant plus délicieuse qu'elle sort de nulle part – ou du moins de là où je ne l'attendais pas. Tout commence par de la curiosité : A Perfect Circle sort voilà quelques mois ce single au titre si improbable, So Long & Thanks for all the Fish. En bon amateur de Hitchhiker's Guide to the Galaxy, je lance l'écoute, amusé en repensant à la fameuse chanson introduisant le film. Et là, le choc : c'est ça, APC ? Qu'est-ce que c'est que cette mélodie honteusement catchy ? Cette mélodie quasi pop-rock, ce chant faussement enjoué de Maynard sur fond de texte apocalyptique (ceux qui connaissent le film/le livre et sa scène d'ouverture saisiront dès lors le parallèle) ? On navigue entre Coldplay et U2 à la sauce A Perfect Circle (vous avez bien lu), on croit halluciner... même si la capacité du groupe à se réapproprier la pop (au sens noble et large) avait déjà été prouvée sur l'album de covers Emotive, si personnel qu'il pouvait s'écouter comme un opus en tant que tel. Plus le choix après cette découverte, je me dois d'écouter Eat The Elephant, craignant un peu tout de même que So Long... en soit le tube et que le reste de l'album me laisse aussi froid que d'habitude.
***
Autant vous dire que je me suis senti bien con, et que ça a rarement été un tel plaisir. Et j'ai la sensation qu'A Perfect Circle a volontairement brouillé les pistes sur cet opus, perturbant dès ses premières notes : le titre éponyme donne l'impression d'être une intro, piano-batterie-voix, presque jazzy, sur laquelle Maynard se fait miel et hypnotique... mais « l'intro » dure plus de 5 minutes, laissant la pression monter. Vous pensiez que Disillusioned allait lancer l'album avec sa ligne de guitare qui apparaît enfin ? A peine le premier couplet passé qu'apparaît ce refrain mélodique comme jamais, le piano revient, Maynard pose son plus beau texte : « Time to put the silicon obsession down / Take a look around, find a way in the silence (...) You were never an island / Unique voice among the many in this choir ». Le morceau en lui-même est un bijou, merveille mélodique qui dénonce avec subtilité la superficialité de la société.
Tout l'album est construit sur ce schéma : des passages aussi aériens qu'inquiétants (The Contrarian) sont suivis par des montées en puissance ne terminant au final que rarement par l'explosion attendue, laissant en permanence l'auditeur en attente, presque en demande de quelque chose qu'A Perfect Circle n'offrira que rarement. Les guitares s'invitent par moments, comme sur l'incroyable The Doomed, sur lequel la voix quitte enfin son ton doucereux pour emprunter des accents plus rageurs. Le morceau monte, monte, monte, explose enfin et on se dit que le groupe ne peut qu'enchaîner – las ! C'est le déjà mentionné So Long & Thanks for all the Fish qui surgit, moqueur comme un dauphin sautant de son bassin en vous aspergeant au passage.
J'entends déjà les avis négatifs : quel ennui ! Quel manque de rythme ! Et pourtant, m'est avis qu'Eat The Elephant a un rythme calculé à la minute près. Ce n'est pas pour rien si So Long..., titre le plus « poppy » et déstabilisant, est entouré des deux morceaux les plus musclés de l'album (TalkTalk et ses « Get the fuck out of my way », là encore porté par cette mélodie de piano en décalage avec son refrain) . On navigue parfois dans une expérimentation qui rappelle ce que Keenan peut tenter sur son troisième projet, Puscifer, même si la composition porte aussi indéniablement la patte de Billy Howerdel, tête pensante du groupe. A Perfect Circle est clairement revenu plus de dix ans après son dernier opus avec l'intention de se faire plaisir, de rester pertinent par rapport à son temps et de cultiver une esthétique (même si cette pochette assez hideuse met un bémol au côté esthétique, pour le coup). Le couillu Hourglass et son refrain robotique ou encore ce final quasi... trip-hop sur Get the Lead Out le prouvent : A Perfect Circle s'en fout, A Perfect Circle fait ce qu'il veut.
***
Que les fans n'ayant pas encore jeté l'oreille sur Eat The Elephant se rassurent, APC reste capable de titres « classiques » et le fait même avec un brio indéniable et un talent d'accroche qui vaut celui des meilleurs morceaux de sa carrière (By & Down the River, TalkTalk, The Doomed) ; c'est plutôt le reste, ces titres oscillant entre pop sombre et ambiances feutrées, qui pourrait laisser sceptique. Pour ma part, sceptique, je l'étais avant même l'écoute et je n'ai qu'une leçon à en tirer – et donc à vous faire doctement : n'hésitez pas, parfois, à aller jeter une oreille sur ce que sort un groupe dont vous n'attendez strictement rien. Perdre, au pire, une dizaine de minutes de sa vie est un risque négligeable à côté d'une bonne surprise de ce genre. Eat The Elephant sera peut-être dans quelques listes de flops en fin d'année ; pour ma part, il trônera fièrement parmi les albums de 2018.
Tracklist:
1. Eat the Elephant (5:14)
2. Disillusioned (5:53)
3. The Contrarian (3:58)
4. The Doomed (4:41)
5. So Long & Thanks for All the Fish (4:26)
6. TalkTalk (4:15)
7. By & Down the River (5:04)
8. Delicious (3:49)
9. DLB (2:06)
10. Feathers (5:14)
11. Hourglass (5:48)
12. Get the Lead Out (6:40)