De 4chan au Roadburn, Saint Manuel a effectué une sacrée ascension. Pourtant, à des lieues de ce sacré qui imprégnera ses paroles, Zeal and Ardor commence comme une blague un peu geek. Sur le forum précédemment cité, Manuel Gagneux poste simplement des topics dans lequel il invite deux utilisateurs à citer un genre de musique avant de les mixer et de proposer le résultat. L’un dit Nigger Music (l’Histoire ne dit pas si l’utilisateur savait que Manuel Gagneux était Noir), l’autre dit Black Metal. Le résultat sera soupoudré de beats un peu électro et donnera l’un des projets les plus frais et novateur qu’il m’a été donné d’écouter depuis un paquet de temps.
J’ai souvent lu (dans des commentaires ou quoi que ce soit) que Zeal and Ardor ne serait intéressant que parce que c’est un exercice de style et que la hype dont il bénéficie redescendra une fois l’effet de surprise passé (ce qui, selon ceux qui ont commenté, justifie une comparaison totalement impromptue avec Batuschka). Je ne suis pas d’accord avec ces deux affirmations. Si on entend par exercice de style un travail à la profondeur assez superficielle et où l’originalité de la forme en est son principal intérêt, on peut comprendre pourquoi Devil is Fine a été perçu de la sorte par certain. Le mélange entre black metal et musique traditionnelle n’est certes pas original, néanmoins, le black metal étant une musique occidentale avec des acteurs majoritairement blancs, le fait de le métisser avec du gospel et des chants spirituels afro américains n’est pas commun et n’a, à ma connaissance en tout cas, pas d’antécédents. Sauf que Zeal and Ardor est bien plus qu’un simple mélange superficiel : ici, les lyrics établissent un lien cohérent entre ces deux genres opposés. En alliant une la thématique sataniste (Devil is Fine, Blood in the River, In Ashes) à celle de la révolte (Come on Down et What’s a Killer Gonna do Here), le tout exprimé dans une syntaxe propre à la musique Noire (les fameux he go ou autres gon) le tout rehaussé par des bruits de chaînes, Manuel Gagneux invente une histoire : celle des esclaves dont la révolte s’accompagne et se traduit par le rejet du christianisme qui leur a été imposé (par les missions, notamment au XIXe siècle). Histoire cohérente, pas si éloignée des motivations originelles du black metal scandinave. Le truc est d’ailleurs crédible au point qu’on l’a accusé d’avoir samplé ses chœurs tellement ceux-ci sont bien foutus. A propos de la hype et la comparaison avec Batushka : là où justement le groupe polonais a, dès son premier album, proposé quelque chose d’abouti, voire de fini, il me semble que Devil is Fine lance beaucoup de pistes et a encore une large marge de progression avant que le soufflé ne se dégonfle.
Fait de brics et de brocs, superposition d’éléments disparates, Devil is Fine n’est pas homogène, et donc forcément inégal. C’est loin d’être un album aux plans complexes. Par exemple, la petite ritournelle de What is a Killer like you gonna do here ? peut paraître un peu enfantine, à l’instar des riffs « black metal » (de la double croche un peu random). De manière générale, les guitares sont vraiment dépouillées et simplistes. De même, la superposition des plans est parfois un peu hasardeuse (la fin de Children’s Summons, un peu wtf). Mais je ne sais pas, ce petit côté artisanal me plaît et les petits défauts de construction rajoutent un réel cachet au produit. De la même façon, l’absence de technique, pousse l’auditeur à se focaliser vraiment sur l’âme de la musique de Zeal and Ardor.
J’ai été également surpris par le format de 24 minutes. Là où justement tous les trucs d’avant-garde sont assez compacts, sont difficiles à appréhender d’une fois sous peine d’indigestion, le fait de proposer des tracks de 2-3minutes est la preuve d’une réelle intelligence. Au terme de la première écoute, le truc est tellement novateur qu’on est un peu sur les rotules mais sans être pour autant au bord de la crise de nerfs et dans l’incompréhension la plus totale. Par ailleurs, les 3 Sacrelegium (des pistes instrumentales au synthé, un peu dans l’esprit de Vespre de Peste Noire) font bien respirer l’ensemble.
Comme tous les trucs d’avant-garde, Devil is Fine ne fera pas l’unanimité. Bien que certains y trouvent des défauts, le fait de créer un univers si cohérent et intéressant en moins d’une demi- heure m’a totalement converti et m’a fait passer outre toutes les petites imperfections (lorsque celles-ci ne sont pas perçues comme des qualités à mes yeux). Je ne peux que vous suggérer de laisser une chance à Zeal and Ardor, et, si Devil is Fine ne vous a pas convaincu, au vu du potentiel de l’artiste, ne lâchez pas le projet comme cela, ce serait dommage pour vous.
Tracklist :
1 Devil is Fine
2 In Ashes
3 Sacrilegium I
4 Come on Down
5 Children's Summon
6 Sacrilegium II
7 Blood in the River
8 What's a Killer like you gonna do Here?
9 Sacrilegium III