"On est tous le boomer de quelqu'un d'autre."
Un album simple c’est trop simple, faisons-en un double. Quoique, un double album c’est trop commun, alors faisons-en un… triple. Toujours plus haut, plus fort et plus vite, le groupe suisse Schammasch se montre particulièrement ambitieux. Au risque même de se brûler les ailes. Après un Sic Lvceat Lvx (2010) assez anecdotique dans un style à la croisée des chemins entre Black orthodoxe progressif et Black/Death à la Behemoth, le groupe avait embrayé sur un double album déjà très travaillé, Contradiction (2014). Signé sur Prosthetic Records pourtant plus habitué à du Metal ricain qui dépote, Schammasch était présenté comme un Next Big Thing avec son Black progressif introspectif, très proche d’un Secrets Of The Moon (la période de Carved In Stigmata Wounds à Privilegivm). Mais après seulement 5 ans d’existence, la formation menée par des membres de Blutmond, Atritas et Cold Cell avait peut-être été un peu trop gourmande. Contradiction était pourtant réussi dans l’ensemble, avec des moments forts et des morceaux remarquables (comme "Provoking Spiritual Collapse"), mais un double album c’était trop et ce second opus de Schammasch s’essoufflait sérieusement au cours de son second disque. Pas très original et parfois bancal ou ennuyeux, le Black Metal orthodoxo-progressif des suisses avait donc grand besoin de se muscler et peut-être revoir ses ambitions à la baisse. Mais le quatuor n’en a que cure et embraye donc à peine deux ans plus tard sur un triple disque, bien nommé Triangle. Il va falloir s’accrocher et seules deux alternatives semblent possibles : la vraie révélation d’un potentiel ou le plantage total. Avec un projet aussi ambitieux, on ne peut que (re)donner une vraie chance à Schammasch, qui ose et qui peut peut-être réussir quelque chose de grand.
Voilà donc Triangle, triple et troisième album de Schammasch, découpé donc en 3 disques : The Process Of Dying, Metaflesh, et The Supernal Clear Light Of The Void. Pour en tout 16 morceaux et… une centaine de minutes de musique. Ce qui aurait donc largement pu tenir sur deux disques et Triangle n’est pas non plus un énooorme triple album comme avait pu l’être celui de Swallow The Sun (quoique, le contenu des 3 disques aurait lui aussi pu tenir sur deux tout juste…). Mais à l’image de Swallow The Sun justement, le concept justifie les 3 disques, avec 3 parties ayant chacune leur propre couleur musicale. On démarre ainsi par les 6 morceaux et 33 minutes de The Process Of Dying. L’intro "Crepusculum" nous (re)met tout de suite dans l’ambiance du Black-Metal orthodoxe des suisses, et "Father’s Breath" démarre les hostilités sans surprise, on découvre un Schammasch dans la stricte lignée de Contradiction, avec la voix grave de C.S.R., les compos ténébreuses, et l’excellente production de V. Santura toujours maître quand il s’agit de sonoriser du Black-Metal bien noir. Ce Souffle du Père nous montre que pour démarrer son ambitieux triple album, Schammasch sera plus sombre que jamais. Que ça soit dans l’ambiance générale, qui témoigne de l’inspiration des grands noms du Black orthodoxe avec ces mélodies et instrumentations bien occultes, ou dans la pure essence musicale vu que Schammasch n’hésite pas à se montrer agressif, avec des moments de rage blastée que l’on retrouve notamment dès "In Dialogue With Death" et ses passages bien massifs. L’héritage Black/Death de Sic Lvceat Lvx ressort d’ailleurs à ces moments tandis que le groupe suisse se montre bien inspiré dans son orthodoxie, toujours émaillée d’instrumentations typiques et de vocaux (et chœurs) inquiétants.
Avec The Process Of Dying, Schammasch se montre donc plus inspiré que Contradiction et son art en devient plus dynamique et moins mou, même s’il ne surprendra pas le moins du monde les habitués du genre. Mais l’ensemble est bien fait et ne fait pas honte au style. Le transitif "Diluculum" aux excellents riffs et déjà là pour en témoigner. Et que dire du très intense "Consensus" (on frôle le dernier Blaze Of Perdition pendant les blasts qui coupent le souffle) aux sublimes chœurs qui annoncent un final implacable et jouissif… Clôturé par le plus classique mais efficace "Awakening from the Dream of Life", The Process Of Dying est déjà un premier tiers plus que satisfaisant, digne du meilleur de Contradiction avec un petit coup de peps général bienvenu. Mais on sait que Contradiction perdait de sa superbe initiale sur sa seconde moitié aussi Schammasch va devoir confirmer sa bonne forme sur la longueur de son triple album… et c’est là que débarque Metaflesh, le deuxième CD. Et après un premier disque assez direct, quoi de plus logique qu’un deuxième disque plus atmosphérique ? Schammasch va donc reprendre la direction plus posée et introspective de la majorité de Contradiction. Ce qui n’est pas forcément engageant quand on sait que ce précédent opus était un peu lénifiant, mais là, les suisses vont être en réussite. En séparant bien ses différentes facettes, le groupe va pouvoir encore plus épurer et travailler son propos dans son versant le plus posé et mystique. Avec son riffing hypnotique, ses vocaux étranges et sa batterie martiale, le très aéré et prenant "The World Destroyed by Water" montre que Schammasch est en passe de réussir ses ambitions. Et ça ne fait que commencer.
Si Contradiction semblait déjà influencé par Secrets Of The Moon, Metaflesh va entériner cette référence dès "Satori". S’inspirant de ce que le groupe allemand a fait de plus atmosphérique et noir, Schammasch réussit presque à faire du Secrets Of The Moon mieux que Secrets Of The Moon n'en a fait lui-même sur certains morceaux de Privilegivm et Sun ! Avec sa batterie tribale et son chant possédé et incantatoire, "Satori" se pose comme une véritable messe noire, plus intense et épique de minute en minute, jusqu’à devenir carrément apocalyptique. Un morceau assez monumental épicé par des chœurs grégoriens du plus bel effet qui se pose comme une des sensations de Metaflesh et même de Triangle tout entier, un formidable morceau de Black orthodoxe très introspectif et occulte qui n’aurait pas fait tache sur n’importe quel album de Secrets Of The Moon voire même sur le Enemy Of Man de Kriegsmaschine (dans la lignée d’un "Asceticism and Passion"). Et avec "Metanoia" et son chant plus clair, Schammasch va donc cette fois-ci chasser sur les terres de Sun et là aussi, va réussir là où le groupe allemand avait échoué. Et va surtout réussir là où Contradiction avait échoué, avec quelque chose d’autrement plus marquant. Mélodies, patterns de batterie, ambiance globale bien occulte, Schammasch est définitivement inspiré et ceci pour toutes ses facettes. "Above the Stars of God" nous offre alors une fabuleuse pièce en forme de montée en puissance permanente, et "Conclusion" conclut Metaflesh avec une étonnante ambiance psychédélique, quasi-Pink Floydesque, avec l’apport de doux vocaux et de belles guitares acoustiques. Avec The Process Of Dying et Metaflesh, Schammasch a enfin trouvé sa véritable essence en cloisonnant ses sous-styles, et surpasse sans mal Contradiction qui apparaît désormais encore plus fade.
Place maintenant au dernier tiers de Triangle qui répond au doux nom de The Supernal Clear Light Of The Void. Lumière claire, vide… Schammasch va s’offrir un troisième disque plus lumineux et spectral. Et pour cause, les suisses abandonnent le temps de 33 minutes le Metal pour se consacrer à l’ambiant. Ce qui est surprenant mais finalement logique quand on voit le cheminement de Triangle. Au revoir guitares saturées et chant éructé, place à de pures atmosphères qui bénéficient de nombreuses instrumentations mais restent dans un certain esprit noir et orthodoxe, en partie au moins. "The Third Ray of Light" dévoile les intentions ambiantes de Schammasch, qui tendent vers une certaine forme de musique rituelle : les rythmes sont d’obédience tribal et du throat singing se fait entendre. Un fond mélodique très typé « ambiances de BM orthodoxe » reste présent, mais pour le reste la musique de The Supernal Clear Light Of The Void s’annonce très éthérée, ici accompagnée de cuivres très apocalyptiques. Du Ritual Ambient qui dévoile toute son essence avec un morceau envoûtant comme "Cathartic Confession", aux percussions très prenantes et à l’ambiance particulièrement noire. "Jacob’s Dream" complète les deux plages qui le précèdent avec l’apport de voix féminines et une atmosphère toujours très éthérée grâce aux mélodies, tandis que "Maelstrom" qui fut dévoilé en single est un peu à part : la première partie est résolument ambiante et encore une fois hyper éthérée, seules les percussions et le chant grégorien venant régulièrement rompre le vide, avant que le côté tribal ne vienne prendre place de manière assez jubilatoire, pour un magnifique final porté par des vocaux rituels inattendus. Des vocaux qui sont d’ailleurs pleinement de retour pour le grand final sur "The Empyrean", des vocaux récités terminant l’épopée de Triangle de manière assez libératrice, comme un dernier espoir d’échappatoire vers la lumière alors que cela fait longtemps que nous avons accepté de rester dans les ténèbres.
Après une heure quarante (multipliée par le nombre d'écoutes bien entendu, et ça chiffre), il faut savoir tirer le bilan de Triangle mais on peut déjà tirer notre chapeau à Schammasch pour son « triple » album bien mené et d’une grande qualité. En variant les plaisirs et en choisissant de cloisonner son art, le groupe suisse fait aisément mieux que Contradiction qui sonne surtout aujourd’hui comme un vague essai prometteur, forcément peu abouti et peu convaincant à ce stade de la carrière du groupe. Schammasch a fait des progrès évidents, a une vraie inspiration malgré des influences voyantes, et a surtout travaillé ses compositions et ses arrangements pour un triple album très prenant, au bout une retentissante œuvre de Black-Metal orthodoxe et progressif sur le papier. L’ambition est haute pour un Triangle presque présenté comme un monument (notons aussi que de nombreux invités sont de la partie comme Valnoir, Frederyk de Zatokrev et C R O W N, Ar de Secrets Of The Moon et Odem Arcarum, KzR de Bölzer, le claviériste de Dark Fortress…), emballé dans un slipcase avec un livret et les 3 CDs ayant chacun sa pochette cartonnée. Pas facile à digérer dans l’absolu mais étonnamment fluide une fois qu’on est plongé dedans, Triangle n’est pas pour autant une révolution dans le petit monde du Black-Metal orthodoxe, cela manque encore de personnalité et de vraies originalités même si le 3ème disque est assez inédit pour le genre. Chacun aura peut-être sa préférence pour un disque ou l’autre (The Process Of Dying plus agressif et direct, Metaflesh plus progressif et introspectif, The Supernal Clear Light Of The Void entièrement ambiant et rituel), mais Triangle est bel et bien un triple album qui doit être considéré sans son intégralité pour en saisir toute son essence. J’en ferai presque un parallèle avec la trilogie 777 de Blut Aus Nord. Tout est relatif et si nous ne sommes pas vraiment en présence d’un (triple) disque-référence du genre malgré les efforts déployés et l’ambition, Triangle est quand même un album éminemment remarquable, qui confirme le potentiel d’un groupe qui avait démarré assez timidement, avant de taper trop haut, puis de vraiment confirmer sans pour autant redescendre. Une curiosité, et un album à posséder car il y a un réel travail de fond pour étaler, et avec brio, les différentes facettes du genre Black-Metal orthodoxe, grâce à des compos souvent efficaces et des ambiances souvent prenantes. On se donne rendez-vous dans deux ans pour un quadruple album ?
Tracklist de Triangle :
I. The Process of Dying :
1. Crepusculum (3:09)
2. Father's Breath (3:53)
3. In Dialogue with Death (6:19)
4. Diluculum (3:31)
5. Consensus (8:20)
6. Awakening from the Dream of Life (8:16)
II. Metaflesh :
7. The World Destroyed by Water (5:24)
8. Satori (8:31)
9. Metanoia (8:01)
10. Above the Stars of God (8:11)
11. Conclusion (3:15)
III. The Supernal Clear Light of the Void :
12. The Third Ray of Light (7:13)
13. Cathartic Confession (4:53)
14. Jacob's Dream (5:01)
15. Maelstrom (7:57)
16. The Empyrean (8:25)