Non.
En ce troisième millénaire, dix-huit ans après "Sturm Und Drang", il est difficile d'imaginer l'impact que Forbidden Site a pu engager au sein de sa décennie. Si aujourd'hui, ce type de son et d'univers porté avant tout sur le romantisme noir, au sein d'un groupe plus ou moins Black Metal, sonne avant tout comme une blague (assumée ou non), il faut tout de même replacer l'album dans son contexte. Voilà un petit groupe grenoblois qui sort des sentiers battus, en 1997, pour nous parler de vampires à la Anne Rice et de patrimoine français.
Oubliez tout de suite les groupes de "gothic metal" actuels, Forbidden Site pourrait bien davantage être associé à la mélancolie désabusée et lugubre d'un Celestia. A l'exception près que les Grenoblois s'éloignent bien plus des standards Black Metal pour proposer, dans la lignée de leur démo "Renaissances Noires", des compositions moins banales, moins rapidement étiquetables, et souvent qualifiées de Dark Metal ou autres termes plus ou moins pertinents. Afin d'éviter toute confusion, mais avant tout et surtout car je le pense sincèrement, osons parler de Forbidden Site comme d'un groupe de Black Metal. Certes, hors-norme, dans ses riffs plus rock qui n'ont pas la même résonnance violente des albums de l'époque, dans un chant clair assez présent, bien que torturé, mais proposant un ensemble indéniablement Black par son aura et ses structures. Je n'irais pas jusqu'à dire Symphonique non plus, encore moins sur ce premier album qui ne possède pas encore les orchestrations de son successeur.
La qualité principale du groupe est que chaque partie semble être conçue et décidée au millimètre près, avec le détail qui fait la différence. L'identité de Forbidden Site passe en premier lieu par un chant très théâtral, Romarik semble se plaire à modifier l'intonation et l'approche qu'il a de sa propre voix en fonction du texte et de l'intensité du moment. A la fois maîtrisé et maladroit, faux et crédible, ce chant met peu de temps à se faire envoûtant. Il s'élance, clair mais désespéré, il se fait poète par la déclamation (dont l'intro de "Der Sieg Der Finsternis" qui donne vie à un poème sublime de Victor Hugo), dément par la force des hurlements aliénés. On passe aussi de la langue française à anglaise en un claquement de doigts, sous la plume particulière d'Arnault (également batteur), où chaque mot est choisi pour son sens et sa mélodie, ce qui participe aussi en grande partie à l'identité du groupe.
J'évoquais Celestia ci-dessus, et cela devient encore davantage pertinent si on aborde les dynamiques très semblables dans le jeu de batterie, aux impacts marqués et précis, parfois plus violents qu'on ne l'imaginerait dans cette atmosphère teintée de romantisme.
En parallèle, on observe que l'ensemble rend sale, presque brouillon. La guitare a ce son poussiéreux, grinçant, en plus d'une batterie très naturelle, peu retravaillée, manquant un peu de corps et de consistance pour être tout à fait efficace. Autant dire que ça contraste pas mal avec les synthés et les choeurs qui sonnent à l'opposé total, manquant de naturel. On a quand même franchi un beau cap si on se permet de comparer avec les titres déjà présents sur la démo précédente. Malgré tout, cela participe à l'aspect général kitsch, du délire romantique noir qui se doit d'être tellement cliché qu'il en devient crédible, comme une petite curiosité tout à fait improbable.
Cet album évoque le concept d'oeuvre d'art totale, en ayant tout pour lui, autant la qualité de composition que l'évocation poétique par les mots, l'imagination, les échos littéraires et picturaux, et l'aspect spirituel qui clôture le tout. Pas étonnant qu'on vienne songer au romantique allemand Wagner et ses idéaux, lorsque l'album prend le titre de "Sturm Und Drang", en résumé un courant pré-romantique allemand avec lequel Wagner entretenait des liens.
Si quelques références sont donc faites au patrimoine allemand, l'héritage retrouvé dans l'album se fait principalement français. De la fleur de lys aux emprunts à Victor Hugo, ce ne sont pourtant pas les seules références que Forbidden Site se permet de scander haut et fort.
Le romantisme des Grenoblois se fait également macabre, cauchemardesque, funeste, et érotique. Si "Sérénade Macabre" en est l'exemple parfait, les lancinantes déclamations de Romarik confirment cette impression tout au long de l'album. On puise du côté de l'imagination malsaine, des fantasmes inavoués, mais aussi des incarnations auditives des vieux squelettes du Moyen Age, des Cauchemars de Füssli, ou d'un prolongement de "La Jeune Fille Et La Mort" de Schubert. Pas étonnant que tant sur le fond que sur la forme, Forbidden Site se fasse ressentir chez Anorexia Nervosa, et probablement d'autres groupes français partageant les mêmes tendances esthétiques et les mêmes idéaux.
Je pourrais choisir n'importe quelle citation pseudo-romantique d'un bouquin à l'eau de rose pour illustrer cette conclusion : "Sturm Und Drang" est appréciable, mais il ne peut-être aimé qu'une fois qu'on accepte ses défauts. Il n'est véritablement à placer au rang de chef-d'oeuvre qu'une fois qu'on est passé au travers de toutes ses imperfections qui le rendent finalement si attachant et à part. Il porte ce double statut, d'album majestueux, solennel, à l'air grave, presque aristo-pédant, mais aussi de petit chouchou favori pour ceux qui sont tombés dans le piège, comme un album intime et dédramatisé avec qui on entretient une relation particulière. Peut-être un peu trop difficile d'accès, sous-estimé, moqué, et pourtant Forbidden Site n'est clairement pas un groupe dont la qualité laissait à désirer, bien qu'un peu dans son monde aux idéaux incompris.
1. Ars Gallica
2. Sérénade Macabre
3. Der Sieg Der Finsternis
4. Aurelia
5. Dark Embrace
6. Evanescence
7. Ars Vampirica
8. Renaissance Noire
9. Pleurs Nocternels
10. (Hidden track)