Enforcer... Cela fait trois ans que j'entretiens une relation ambivalente avec ce groupe. J'avais été conquis par l'excellent « Death By Fire » sorti il y a tout juste un an en février 2013, qui m'avait alors permis de découvrir une fascinante scène Revival Heavy en pleine expansion. L'écoute rétrospective de « Diamonds » (2010) et de « Into The Night » (2008) avait achevé de me conforter dans mon ressenti de fanboy fraîchement débarqué : c'était la route d'un groupe exceptionnel que je venais de croiser.
Cependant, en février dernier, j'ai eu la malchance d'interviewer le leader du groupe, Olof Wikstrand, grand blondinet suédois au rictus narquois, parfaitement antipathique. Du genre à demander à regarder les questions avant qu'on les lui pose, à répondre avec une agressivité difficilement contenue et à reprendre en main son portable sans un regard avant même qu'on ait pu dire au revoir. La douche froide. Efforçons-nous d'être charitables et pardonnons-lui son humeur désagréable : ce ne devait pas être le bon soir. Et s'il est juste « comme ça », plaignons sa scandinave de mère et résignons-nous à simplement dire, comme le Jack Black admiratif du film Tenacious D, que « ça fait partie de son génie ».
Tout ce que je me plais à retenir de cette interview est la fierté avec laquelle Wikstrand affirmait avoir été le premier ("sort of"...) à rejouer du Heavy Metal traditionnel à la manière des anciens, tel qu'il était pratiqué à l'âge d'or des eighties. C'était non sans contentement qu'il endossait le titre historique de géniteur de la scène que tous les bons manuels désignent déjà sous l'acronyme « NWOTHM » (New Wave Of Traditional Heavy Metal), en hommage à la NWOBHM.
Il faut reconnaître qu'avec « From Beyond », quatrième album du groupe sorti le 27 février, il est loin d'usurper sa réputation et s'affirme comme la véritable tête de file (Heeeaaad... of the pa-ack !) de ce courant musical, n'en déplaise à ses camarades canadiens de chez Skull Fist (qui eux, soit dit en passant, ont le mérite d'être en interview les plus gentils d'entre les gentils). Grâce au chef Enforcer et à sa meute de loups voraces, les années 80 battent plus que jamais leur plein.
« From Beyond » est un album diversifié qui ne dévoile pas toutes ses subtilités au premier abord et se bonifie avec le temps : de la folie d'entrée « Destroyer » (l'un des meilleurs opening tracks que j'aie eu le chance d'entendre), avec ses riffs Speed Metal imparables et son refrain accrocheur, à la mélodie cauchemardesque de « Mask of Red Death », qui semble se rapprocher en rampant et vous hantera longtemps, l'album réserve bien des surprises. Bien entendu, son lot de roustes Heavy/Speed flanquées à l'ancienne façon (« One With Fire », « The Banshee », « Farewell »...) mais aussi des avancées plus originales aux confins du néoclassique (avec le pont de « Undying Evil », par exemple) ou du Rock progressif (« Mask of Red Death »). On retrouve la traditionnelle sixième piste instrumentale qui, une fois n'est pas coutume, surpasse en qualité ses grandes sœurs (et ce n'est pas peu dire). « Hungry They Will Come », morceau en tout point exemplaire, vient supplanter le « Crystal Suite » qui figurait à la même place sur « Death By Fire ». Un vrai tour de force.
Au contraire, le morceau-titre, au style au rabais perdu quelque part entre Rock 70s et Hard FM, est étrangement mou du genou comparé aux bombes qui ouvrent l'album. J'imagine que leur choix de donner ce titre (inspiré en partie par Gabriel Forslund, guitariste du groupe suédois de Thrash Metal Antichrist) à l'album est censé asseoir plus fermement un changement temporaire de direction musicale qu'ils savent être parfaitement incongru. En tout cas, il nous est difficile de les suivre dans ces contrées hostiles où l'on ne boit que de l'eau sucrée. « From Beyond » est de loin le moins bon titre de « From Beyond ». Étonnant, non ? Un pont limite disco achève de nous inquiéter quant à la suite (à croire que c'est la dernière mode), mais le bouillonnant « One With Fire » a le don de nous remettre rapidement les idées en place et de nous rassurer : à partir de maintenant, la musique d'Enforcer ne déviera plus un seul instant de sa trajectoire.
À l'instar de celle son aîné « Death By Fire », la production de « From Beyond » est le fruit du travail artisanal des frères Wikstrand (Olof et Jonas), en dépit de la présence du groupe dans les rangs de l'usine à gaz Nuclear Blast. Ces deux-là savent ce qu'ils veulent et se donnent les moyens de concrétiser leurs idées rien qu'avec leur vingt doigts. Et l'on ne peut que leur donner raison ! Le son granuleux de cet album est un régal auditif, et les instrumentistes ne cessent de s'améliorer, d'année en année, chacun à leur niveau : la section basse/batterie est en béton armé, grâce un bassiste à la technique irréprochable qui soutient la musique avec un doigté digne de celui du maître Harris (dont il s'est manifestement fait l'élève), et un très bon batteur (le cadet Wikstrand) qui, malgré quelques coups donnés à côté (stage-like conditions obligent...), n'a jamais tapé aussi fort et juste. Olof a aussi réalisé de grands progrès dans la maîtrise de sa voix (que je trouvais encore un peu trop « immature » à mon goût sur « Death By Fire », moi qui adore les timbres Heavy denses à la Halford, Adams, Scheepers...), et son traitement studio les met bien en valeur, avec cette reverb intergalactique du meilleur effet (il suffira d'écouter sa performance touchante sur « Below The Slumber » pour s'en convaincre).
Il est vrai que les longs soli et les duels de twin guitars sont des poncifs aussi vieux que le Heavy Metal lui-même qui, quand ils ne sont pas exécutés à la perfection, ont vite tendance à venir gâcher l'expérience. C'est pourquoi il faut faire partie des grands et combattre à leurs côtés pour parvenir, comme le fait Enforcer sur « From Beyond », à conjuguer virtuosité ET feeling dans des soli ahurissants de maîtrise et à transcender le passage obligé que représente la partie solo en un moment musical digne de ce nom.
C'est la faculté qu'ont les Suédois à trouver un équilibre parfait entre le trop peu et le trop-plein de sophistication qui fait toute la force de leur musique depuis « Death By Fire ». Le doute n'est pas permis, ils pratiquent un Heavy/Speed traditionnel pur jus, mais avec juste ce qu'il faut de génie compositionnel pour faire instantanément passer l'auditeur dans une autre dimension, pour l'élever vers de plus hautes sphères. Des audaces harmoniques inattendues (sur l'instrumental « Hungry They Will Come » ou encore sur le final « Mask of Red Death ») viennent mettre le feu à des progressions du reste on ne peut plus orthodoxes (mais toujours aussi jouissives). Cette recherche salutaire d'équilibre va jusqu'à s'étendre à l'échelle plus grande de l'album dans son ensemble : les titres les plus forts ont été répartis avec intelligence au début (« Destroyer »), au milieu (« Below The Slumber », etc.) et à la fin (« Mask of Red Death »), de manière à tenir l'auditeur en haleine. Et, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on ne voit pas le temps passer à l'écoute de ce « From Beyond ».
L'impression que laisse « From Beyond » à l'auditeur est globalement plus mélancolique (avec le morceau-titre et la semi-power ballad « Below The Slumber ») et menaçante (avec encore une fois l'instrumental « Hungry They Will Come » et le final « Mask of Red Death ») qu'auparavant. C'est la sensation persistante d'un brouillard sonore poisseux, qui colle au tympan et prend aux tripes, qui lie entre eux les différents morceaux de l'album, là où « Death By Fire » était une grenade aveuglante et assourdissante, un terrible soleil noir à l'éclat mortifère.
« From Beyond » est à considérer comme l'album de la maturité dans la discographie d'Enforcer : leur style original, qui a fait leur réputation en studio et en live auprès du public comme de la critique, paraît désormais fixé, la leçon de musique bien apprise et récitée à la perfection ; et si leurs sorties se rapprochent, c'est parce qu'ils sont, d'après leurs propres dires, de plus en plus doués en matière de composition... Une détermination et une assurance qui forcent l'admiration avec ce nouveau succès.
Le groupe, plus productif que jamais, reste toujours aussi génial. Il va falloir se lever tôt à tous ceux qui désirent le rattraper sur la pente raide de la réussite, tant l'avance qu'il a prise avec ses deux derniers albums est considérable. La carrière d'Enforcer est maintenant solidement ancrée sur les rails qui mènent à la reconnaissance unanime.
Tracklist :
1. Destroyer
2. Undying Evil
3. From Beyond
4. One With Fire
5. Below the Slumber
6. Hungry They Will Come
7. The Banshee
8. Farewell
9. Hell Will Follow
10. Mask of Red Death