Sadique Master Festival - Jour 1
Cinéma 5 Caumartin, 75009 - Paris
Amateur de post-musique, de breakdowns et de gelée de groseilles.
Cinéma des 5 Caumartin, Paris 9e arrondissement. Qui pourrait se douter qu'ici, entre le Hilton Paris et le Printemps Haussmann, dans ce quartier chic, se tient le festival de cinéma le plus malsain et dérangeant de la capitale ?
Pendant trois soirs, la cinéphilie extrême sera questionnée dans la salle 1 du cinéma. Festival amateur de passionnés pour des passionnés, le Sadique Master célèbre cette année sa 4e édition.
Dans la mesure où je ne suis installé à Paris que depuis très peu de temps, c’est la première fois que j’assiste à ce déluge assumé de mauvais goût, d’hémoglobine et de fluides corporels. Malheureusement, les vicissitudes de la vie m’empêchent d’être présent le samedi soir, deuxième rendez-vous du festival. Je me contente donc de vous parler du vendredi et du dimanche. Mon camarade Prout est là pour rattraper mes torts quant au samedi.
La première chose que je remarque en pénétrant dans le cinéma – et ce qui n’a fait que confirmer notre volonté de rédiger un live-report – est l’extraordinaire proportion de t-shirts de metal dans l’assemblée. De Lifelover aux forts à propos Cannibal Corpse, l’ambiance est installée.
Après quelques minutes d’attente et le service des premières pintes du festival, les portes s’ouvrent. Le public s’installe dans la salle obscure. Tinam Bordage, le jeune organisateur du festival, s’avance et nous souhaite la bienvenue. Les jurys de cette édition nous sont présentés : il s’agit d’Éric Falardeau, cinéaste québécois déjà responsable de « Thanatomorphose » (apparemment très estimé par le public) ; de Jérôme Vandewattyne, réalisateur belge amateur de rock’n’roll et de cinéma extrême (comme tout le monde dans la salle) et de Kasper Juhl, prolifique cinéaste danois déjà récompensé par le prix du Jury lors de la 2e édition du festival.
Cette présentation passée, il est temps pour nous de visionner la première œuvre : « Night of the Living Sluts ».
Night of the Living Sluts
« Night of the Living Sluts » est un court-métrage expérimental found footage d’une dizaine de minutes. Il nous est présenté par son très jeune réalisateur Mathieu Morel. On restreint souvent le found footage à sa définition horrifique depuis Blair Witch et Cannibal Holocaust, dans lesquels le film semble nous montrer des prises de vues réelles retrouvées après la mort de ceux qui les ont filmées. À l’origine, le found footage désigne surtout les « films collages » qui utilisent des segments d’autres films pour créer une œuvre nouvelle. Dans son utilisation contemporaine, le found footage est donc évidemment post-moderne car il repose sur la réutilisation et la réappropriation de matériaux déjà existants. Ici, « Night of the Living Sluts » construit, avec des extraits de vieux films d’exploitation et autres bizarreries filmiques, une atmosphère morbide et ironique reposant sur l’inquiétante étrangeté. S’affranchissant de la quête de sens, le film propose une réflexion sur l’aliénation au sein de la société de consommation à l’ère de l’ultra-libéralisme. Une voix off nous dicte les ordres d’un gouvernement conservateur, autoritaire et répressif. Il nous explique de sa voix monocorde : « Si vous sortez, si vous avez des rapports sexuels, vous allez crever. » (suis-je le seul à y voir une référence à ce cher Quentin Dupieux ?). L’œuvre questionne alors avec malice notre rapport à l’humiliation, au vice et à la transgression des règles. Ce rapport à la pulsion, au refus des carcans, donne une légère teinte anarchiste au film qui n’est pas pour me déplaire. L’imbrication d’un propos politique à une forme horrifique (zombies, chair en putréfaction, monstres) n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’inévitable « Invasion Los Angeles ».
À ce court métrage et les autres films à venir, je vais essayer d’attribuer le sous-genre de metal qui transmet les mêmes idées et rend compte de la même atmosphère. Pour « Night of the Living Sluts », ce serait quelque chose de grinçant, d’engagé et de joueur ; je partirais sur du grindcore, à mi-chemin entre Insect Warfare, Brujeria et King Parrot.
Dis
On enchaîne avec une exclusivité française, le moyen métrage (1h) américano-argentin d’Adrian Corona, « Dis ». Le film se découpe en trois parties : la séquence introductive « Figure (I) », la partie centrale « Mandragora (II) » qui compose 90% du film et la séquence finale « Dis (III) ». Si dans votre vie ça va mal, ne regardez pas « Dis ». Le film est une spirale autodestructrice schizophrénique, malade et hurlante. Il y a quelque chose de tragique dans cette construction en 3 actes (bien qu’inégaux) et la prédominance des thématiques de la souffrance, de la perte et de la fatalité. Les figures du destin tout puissant, du martyr, de la bourrelle (c’est le féminin de bourreau pour ceux qui ne suivent pas) et de la mère meurtrie renforcent ce sentiment de pièce antique. Dans son introduction et dans son dernier tiers, « Dis » joue sur des plans resserrés bien sombres et anxiogènes qui me rappellent dans l’esprit les deux premiers « Hostel », avec une caméra souvent très proche du sol, en contre-plongée. Le reste du film propose exactement l’inverse avec des plans larges de la nature, cadrés à la perfection. Le tout est servi par une photographie subtile et exemplaire, une lumière calculée au millimètre, ainsi qu’un noir et blanc au grain extrêmement bien travaillé.
Cette ambivalence entre plans sales et élégants se voit prolongée dans des antagonismes thématiques récurrents : entre fantasme, illusion et réalité, et comme dans une grande partie de la production horrifique, entre Eros et Thanatos, entre intime et public (c’est là que l’éviscération prend tout son sens).
Si c'était un sous genre de metal on serait clairement sur du black atmo bien terrestre et torturé (Mahr ou Thantifaxath pour les sorties récentes) ou sur du funeral doom à la Skepticism.
Les Fines Bouches
Présenté par un des deux réalisateurs et un acteur, visiblement peu habitués à présenter leur œuvre en public, « Les Fines Bouches » prend à rebrousse-poil la mode du zombie de cinéma (qui tend à enfin s'essouffler). En effet, les 5 protagonistes forment une famille de zombies dégénérés, complètement abrutis et affamés. Pour vous résumer grossièrement l'ambiance du court, on est à mi-chemin entre le goût pour les péquenauds de Rob Zombie et le grand-guignolesque des Gremlins (surtout le 2), supplément zombies sous coke. Le court joue à fond la carte du grotesque et, par cette radicalité, parvient à ne pas tomber dans le ridicule et dans le malaise. Pourtant sur le papier, on aurait pu prendre peur : un film au budget microscopique qui met en scène des zombies qui couinent dans le fin fond de la France. L’absurde est tellement poussé dans ses derniers retranchements qu’il est très difficile de ne pas s’esclaffer devant les pérégrinations potaches de cette famille en décomposition.
Pas de doute pour celui-là, dans le metal ce serait directement du goregrind rigolard à la Rectal Trottinette ou Vaginal Cassoulet.
Eternal Craving of Neon Limbonic Climax
Ce très court métrage de 4 minutes est l'œuvre d'un habitué du festival, Frederick Maheux, déjà invité pour la 2e édition. Le clip est construit sous forme de triptyque dans lequel trois cadres laissent voir des déformations psychédéliques, irréelles, fruits de lourdes manipulations informatiques. On devine en dessous de ces transformations, des corps mutilés, des pénétrations, des lacérations et autres joyeuses pratiques. Le tout est servi par une bande son bruitiste extrême, de la harsh noise grinçante et agressive.
Pour vous faire une idée, ça pourrait être un clip de Merzbow sous LSD.
Il est très difficile de parler de ce genre d'expérimentations filmiques tant ce sont des expériences à part, que les mots peinent à contenir. La démarche est intéressante mais se suffit à elle-même. Elle dure 4 minutes et heureusement car le projet est sacrément hermétique. Ce serait du metal avant-gardiste avec des bouts d'harsh noise et de free jazz.
Dare Divas
Le moyen métrage suivant, « Dare Divas » est danois et nous est présenté par son réalisateur, Kasper Juhl, son co-auteur et ses deux actrices. C'est l'infatigable et déjà rond Prout qui se charge avec précision et rigueur de la traduction des propos en anglais. Quand Kasper Juhl explique « We did the film on a Sunday with no money and no script », le coquin traduit « c’est un film de clochard ».
L'œuvre part d'un postulat simple : deux jeunes femmes se lancent sur YouTube en relevant les défis lancés par leurs abonnés. Le premier défi : aller jusqu'à Amsterdam en stop. La première scène les montre s'agiter sur le bas-côté d'une route passagère. Une voiture s'arrête.
S'ensuit alors une descente aux enfers angoissante et viscérale.
La première moitié du film repose sur l’inquiétude et la gêne qui se font de plus en plus oppressantes. Dès le début, les deux protagonistes sont associées aux spectateurs. Par ce biais, le réalisateur peut insuffler une sensation voyeuriste dérangeante. Mais petit à petit, le malsain se renforce et l’équilibre se retourne progressivement. Tout le processus qui associe les deux femmes aux spectateurs est renversé. L’utilisation de la caméra au poing (tout le film est en POV) fait se confondre les tortionnaires et les spectateurs impassibles. C’est alors la responsabilité de tout un chacun dans le cautionnement de la violence genrée, du patriarcat et de la culture du viol qui est questionnée. Car, dès la première scène, les deux femmes assument leur féminité et l’utilisent comme un outil pour arriver à leurs fins. Alors que le film pourrait se retrancher derrière une position réac du type « elles l’ont bien cherché ces catins », Kasper Juhl prend plutôt le parti post-féministe (utiliser la féminité comme levier d’empowerment) et affirme que les hommes portent l’unique responsabilité de la violence (si vous voulez approfondir les liens entre féminisme, post-modernité et cinéma d’horreur, je ne peux que vous conseiller l’excellent « Torture porn : l’horreur postmoderne » de Pascal Françaix). Ce propos est servi par des performances irréprochables de la part des actreurs.trices. Les jeux de regards en particulier sont ahurissants de réalisme.
La réalisation, brute et sans artifices, permet une immersion immédiate et un rapport cru à la violence et à la torture, qu’elle soit physique ou psychologique. On décèle d’ailleurs dans le film une lourde influence du Dogme 95, mouvement cinématographique développé par Lars von Trier et Thomas Vinterberg qui prône un rapport ultra-naturaliste à l’image et au cinéma (foncez voir « Festen » de Vinterberg si ce n’est pas déjà fait pour vous faire une idée) mais aussi du found footage, horrifique cette fois.
La retranscription musicale de « Dare Divas » ne serait pas aisée mais je tablerais sur quelque chose de sombre et torturé, mais sobre, peut-être du Swans ou du Can.
Et le diable rit avec moi
L’ultime court-métrage de la soirée, nommé en référence au dernier album de Kickback, dure 25 minutes. Il est le projet de fin d’études de Rémy Barbe, présent dans la salle pour la diffusion. Il narre l’histoire de Samuel, un fanatique de film d’horreur de série Z (vous savez ces films que Electric Wizard adore, à base de sorcellerie, de satanisme et de vierges dénudées) et de distorsion. À ce propos, les Parisiens de Cowards signent une bonne partie de la bande son. Leur musique sied parfaitement à une plongée dans un cerveau malade, martyrisé, dans une atmosphère malveillante, dissonante et sans pitié.
Je suis encore sidéré par tant de talent déployé en aussi peu de temps et avec aussi peu de budget.
Le court joue autant sur le symbolique que sur le figuratif et, à l’aide d’un filtre rouge extrêmement marqué, nous emmène dans un voyage cérébral chaotique et autodestructeur. Les 25 minutes jouent sur le contraste entre le silence oppressant de l’univers de Samuel et le larsen dans sa tête. À l’apparente quiétude, succède le tumulte par le hardcore, le désordre par la violence. Plus le visage du protagoniste est montré, moins il paraît humain. Il en va de même pour les autres personnages, parfois affublés de masques. Sans ces déguisements, ils sont encore plus difformes qu’avec. Là encore, le métrage parle d’aliénation, de folie et de contradictions, crie « L’enfer c’est les autres » avant de se raviser et d’affirmer que le vrai ennemi est intérieur.
« Et le diable rit avec moi » est un film qui ne s’arrête pas lorsque son générique commence à défiler et qui ne se limite pas à la barrière de l’écran. C’est une œuvre complète, une mythologie à lui seul, le récit de l’urgence et de la tempête.
Musicalement, Cowards et son sludge/black sied parfaitement à l’ambiance mais on pourrait aussi penser à d’autres groupes hybrides et nihilistes comme Young and In the Way en black crust ou Herder en sludge vicelard.
Cette première journée s'avère extrêmement plaisante, grâce à une ambiance bonne enfant et une programmation exigeante et variée proposant des décors angoissants et torturés divers mais toujours sincères. C'est sans doute « Dare Divas » qui, pour moi, remporte la palme de la meilleure oeuvre projetée durant cette soirée introductive. « Et le diable rit avec moi » talonne toutefois le court-métrage danois de très près.
On vous donne rendez-vous demain pour la publication du deuxième jour, sous la plume de l'ami Prout.